La danse du loup
sourds s’élevait, de plus en plus rarement, il est vrai. Au point d’en rester muets et de ne plus évoquer ce fâcheux sujet de discorde. Un jour, nous avions même failli en venir aux mains.
Ma volonté restait inflexible et je n’aspirais, en secret, qu’à poursuivre ma quête, bien qu’elle ne fût point couronnée de succès ces derniers temps.
Le baron de Beynac en avait décidé autrement. Lorsque je lui avais fait part de mon désir de ne pas participer à cette expédition en invoquant des raisons maladroites, il m’avait profondément mortifié en me demandant si la peur inspirait ma requête.
Au ton que j’avais pris pour lui affirmer qu’il n’en était rien, il m’avait répondu :
"Je crois savoir les raisons secrètes qui t’animent, au point de renoncer à un voyage aussi enrichissant pour ta formation. Je peux les comprendre, mais je les blâme.”
Au moment où j’allais lui rétorquer qu’il ne disposait que de deux écuyers et qu’il ne pouvait se priver de nos services en ces temps de batailles, il coupa court à mon dernier argument :
“En tout état de cause, je viens de décider le recrutement de quatre nouveaux écuyers et de six pages. Il est hors de question que tu ne suives pas le chevalier de Montfort. Comme tout chevalier banneret, il a droit au soutien de deux écuyers.
“Messire de Montfort est en outre un vassal immutable, fidèle à son suzerain, moi-même, et à notre roi Philippe, sixième du nom ; inquiet sur l’évolution de la situation militaire en Aquitaine, Foulques de Montfort a sollicité mon accord pour recouvrer en Terre sainte un coffret de grande valeur qu’il tient de ses ancêtres et qu’il destine à la finance de l’effort de guerre. Je ne peux rejeter une requête qui part d’un sentiment aussi généreux.
“S’il le souhaite, il t’en contera l’histoire et les raisons pour lesquelles ce coffret n’est point en sa possession. Je sais, pour l’avoir vécu dans ma chair, le prix du sang. Ses ancêtres l’ont, comme les tiens et les miens, versé aux côtés de notre saint roi louis et de tous ceux qui ont participé, au péril de leur vie, aux précédents pèlerinages de la Croix. Montre-toi digne d’eux. Refuser serait commettre récréance.’‘
Le mot était terrible. Un gentilhomme commettait récréance s’il fuyait le combat par lâcheté. J’avais baissé la tête pour cacher mon trouble. Le baron avait poursuivi d’un ton sec :
“Ce n’est ni ton caractère ni le fruit de la formation que je t’ai donnée. Alors ma décision est prise : prépare tes effets ; Arnaud de la Vigerie et toi servirez le chevalier de Montfort.
“Vous partirez demain matin, à la première heure, qu’il vente ou qu’il pleuve. C’est peut-être regrettable, mais c’est ainsi !” avait-il tranché, selon la formule qu’il utilisait volontiers lorsqu’il souhaitait couper court à toute discussion.
Il avait tourné le dos. Puis il s’était ravisé pour prononcer ces mots mystérieux qui m’avaient laissé songeur, sans que je n’ose lui demander des éclaircissements :
“Un jour viendra où tu auras réponse aux questions que tu te poses… Un temps pour tout. L’heure n’est pas encore venue. Elle viendra bientôt. Probablement plus tôt que tu ne le penses. La patience est la fille de la sagesse, Bertrand ! Onques ne l’oublie, je te prie !”
Cette formidable expédition, organisée à la demande de Foulques de Montfort lui-même, m’arrachait à mes songes, me brisait le corps et l’esprit mieux que la roue sur laquelle étaient roués et démembrés les criminels en place publique.
Je soupçonnais cependant le baron de ne pas avoir omis de monnayer cette lointaine expédition. Pour le bien de la couronne, peut-être. Et pour le trésor de la baronnie, par voie de conséquence. À une époque où plus aucun pèlerinage n’était envisagé, à ma connaissance, dans les terres du Levant.
Arnaud et moi n’avions pas le choix. Nous n’étions que de simples écuyers. Nous devions servir Foulques de Montfort tout au long de ce voyage. Il devait nous mener par voie de mer, à Thunes, Alexandrie, Saint-Jean-d’Acre, Tyr et l’île de Chypre où nous devions débarquer.
Lorsque notre nef serait de retour, six mois plus tard, nous devions rembarquer pour gagner le port de Marseille et rejoindre la forteresse de Beynac après avoir fait une escale en la ville pontificale d’Avignon.
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