La danse du loup
de manœuvre, un autre Génois, au teint hâlé par le vent, grand et fort, au front hardi, à la pilosité généreuse (en fait, il arborait aussi une barbe drue et rousse) et au visage ridé comme une vieille pomme, faisait office de second. Il reprenait les commandements du mestre-capitaine pour les faire exécuter par les membres de l’équipage, mousses et matelots, d’une voix d’eunuque qui contrastait étrangement avec son aspect.
« Larguez la grand’voile et la voile de misaine ! Hissez et bordez le hunier ! Timonier, la barre au vent ! » rugit le mestre-capitaine.
Les matelots se précipitèrent pour grimper sur les enfléchures du mât de misaine et du grand mât et exécuter la manœuvre qu’il venait d’ordonner et que le mestre de manœuvre siffla à l’aide d’un instrument étonnant au son aigu et modulé. Au même moment, le timonier poussa la barre du gouvernail d’un quart sur bâbord, pour gonfler les voiles, puis la ramena sur tribord pour infléchir la course du navire sur bâbord, en direction du vent.
Tel un cavalier qui étudie sa monture, j’essayais de retenir ces termes techniques et de comprendre sous quelles amures la nef augmentait sa vitesse. Quelque temps plus tard, il me sembla en effet que le sillage se creusait tandis que la nef filait, ses voiles bien gonflées. Sa proue fouillait l’écume tandis que la mer se refermait à la poupe en s’écoulant et en bruissant comme une rivière.
Nous prîmes notre premier dîner, ainsi que les soupers qui suivirent, dans la petite pièce du mestre-capitaine, sous le château de poupe. Un mousse nous servit une salade de melone et de garroite à l’huile d’olive, accompagnée de grosses tranches d’un délicieux jambon qui venait de Parme, et garnie de tranches d’un fromage au nom bizarre, mozzo, mozzarelle ou quelque chose comme ça. Le tout était aromatisé par quelques gousses d’ail que le mestre-capitaine croquait à pleines dents, et par des herbes fraîches, ciboulette, basilic que couronnaient plusieurs feuilles de menthe servies dans un pot.
Arnaud engloutit voracement les tranches de jambon, dédaignant la salade (sans doute craignait-il l’effet de l’ail sur son haleine) jusqu’au moment où le mestre-capitaine lui rappela dans un français où perçait un accent piémontais et un fort relent d’ail, qu’à son bord un plat servi était un plat fini.
Frère Jean se permit un compliment à l’adresse de notre hôte. Sans lever le nez de son écuelle, ce dernier nous prévint qu’il n’en serait pas toujours ainsi : biscuits secs et harengs fumés des mers du Nord seraient plus souvent notre quotidien que jambon et légumes frais.
Arnaud, d’un air très dégagé, croqua une gousse d’ail pour se montrer à la hauteur. Il faillit s’étouffer et renverser son siège. Mais son siège était solidement fixé au plancher, comme la table et d’autres meubles rudimentaires, pour résister au roulis et au tangage.
Foulques ne pipa mot et but une gorgée d’eau. Durant toute la traversée, il ne but que de l’eau, une eau de plus en plus croupie.
Le mestre-capitaine ne but que trois petits godets de vin :
« Un pour l’appareillage, un pour la traversée et un pour l’accostage », nous dit-il non sans humour. Frère Jean dévorait tout en silence et levait le coude plus souvent que de raison. Au regard désapprobateur que lui jetait régulièrement Foulques de Montfort, il se crut obligé de se justifier :
« Il n’est point temps de carême ! » Ma religion était faite : il avait bien été expédié en pénitence, mais il prenait quelques réserves avant de mériter l’indulgence.
Frère Jean, décidément plus curieux des bonnes choses d’ici-bas que des affaires de la sainte Église, interrogea le mestre-capitaine sur ce vin à la saveur particulière, rond et fruité, long en bouche et très capiteux, qui ne ressemblait ni à un vin des vallées de la Loire, ni à un vin de bergeracois ou du bordelais, ni même à un vin de Bourgogne.
« Un vin du Rhône, nous répondit-il laconiquement : vin de Châteauneuf-du-Pape. Ils ne sont plus à Rome mais, per Neptuna, ils savent vivre, vos papes d’Avignon ». C’était sa façon de plaisanter.
Frère Jean se pencha vers moi et me glissa en latin dans le creux de l’oreille :
« Notre hôte se trompe ; il ne s’agit pas d’un vin de Châteauneuf-du-Pape, mais plutôt d’un de ces crus de Castille ;
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