La danse du loup
Saint-Jean de Jérusalem, je découvris, non sans fort trouble, le cénotaphe du chevalier Gilles de Sainte-Croix. À un cheveu près, je me dis que j’eusse bien pu occuper une place à côté de la sienne. Qui pouvait bien avoir eu l’intention de m’occire aussi lâchement ?
Sur le parvis de la chapelle, la lumière du jour nous aveugla. Le soleil se levait sous d’épais nuages. Il ne cessait de conspirer contre nous. Tantôt il louchait, tantôt il disparaissait.
Face à nous, un mur de douze arbalétriers, formé en demi-cercle, pointait ses carreaux dans notre direction. Six archers, au premier rang, un genou au sol, à contre-jour, avaient bandé leur arc, prêts à décocher leur flèche.
René et moi étions d’une saleté repoussante, nos chemises en lambeaux, nos chausses déchirées, nos bottes crottées. Instinctivement, nous levâmes nos écus peints aux armes du baron du Beynac. Dans un ultime instinct de protection.
Nous nous recroquevillâmes tels des mollusques dans leur coquille. Nous crûmes entendre les sagettes se ficher dans nos boucliers. Nous n’entendîmes, en fait, rien d’autre qu’un rossignol chanter à tue-tête. Une voix grave que je crus reconnaître coucha sa lance et interpella sa troupe :
« Sus aux Godons, mes amis ! Par Saint-Denis, point de quartier ! » La déclaration de guerre fut suivie d’un immense éclat de rire. Le baron de Beynac, à moins d’une demi-portée d’arc, releva le mézail de son bacinet. Je crus voir un sourire s’épanouir sur ses lèvres. Une simple illusion. Qui me réchauffa le cœur.
Un véritable corps de bataille, composé d’un grand nombre de sergents montés, la moitié de la garnison, pointa la lance vers le ciel, vers le Mont-de-Domme.
À l’arrière, trois valets d’armes tenaient par la bride les roussins des archers et des arbalétriers qui avaient démonté.
Trois cavaliers, mézail relevé, rejoignirent la troupe au triple galop : Foulques de Montfort, Arnaud de la Vigerie et Étienne Desparssac, le maître des arbalétriers.
Les cavaliers de l’Apocalypse.
Il en manquait un : le dernier, le quatrième. Le meurtrier inconnu du souterrain.
DEUXIÈME PARTIE La Dame de Cœur
Chypre automne 1346 – hiver 1347
Car à grand peine vous ne ferez jamais la chose que vous voudrez : car si vous voulez être dans la terre en deçà des mers, on vous enverra au-delà ; ou si vous voulez être d’Acre, on vous enverra dans la terre de Tripoli ou d’Antioche ou d’Arménie ; ou l’on vous enverra en Pouille, Sicile, ou en Lombardie, ou en France, ou en Bourgogne ou en Angleterre ou en plusieurs autres terres où nous avons des maisons et des possessions.
Règle du Temple, article 661
Chapitre 7
Par mer, d’Aigues-Mortes à Thunes, entre l’automne et l’hiver de l’an de grâce MCCCXLVI {ix} .
Poussée par un vent frais de nord-ouest, sous un ciel d’azur sans nuage, la nef marchande qui nous avait accueillis à son bord, la Santa Rosa, cinglait au sud-est par vent arrière, toutes voiles dehors, cap sur Thunes.
Le chevalier Foulques de Montfort, Arnaud et moi, nous nous tenions sur le château de poupe, appuyés aux archères. Nous regardions la couronne de murailles blanches de la cité d’Aigues-Mortes, le port et la tour Saint-Louis surmontée de sa tour à feu, s’éloigner dans la lumière du petit matin, au milieu des étangs.
Une légende voulait que l’on entendît encore les gémissements des Pastoureaux qui y auraient été engloutis après avoir été précipités dans les marécages. J’avais dormi à poings fermés et ne pouvais ni accréditer ni infirmer cette légende. Que les âmes de ces malheureux reposent en paix.
Deux pas plus loin, se tenait frère Jean, un moine dominicain, à la parole agile, à l’esprit prompt et à la répartie facile, au front bombé et au cheveu rare, au nez court et aux lèvres minces. Son menton bref, en forme de creuset, ne masquait ni le col qu’il avait aussi fort que celui d’un taureau, ni bien sûr une bedaine confortable qui laissait présumer une certaine prédisposition pour le bon vin et la bonne chère.
Frère Jean était envoyé en mission d’évangélisation par le supérieur de sa province pour grabeler les articles de la foi contre les nouveaux hérétiques, les renégats et autres apostats, nous avait-il affirmé lorsque nous nous présentâmes les
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