La Dernière Bagnarde
débrouilleront.
Nous, nous ne reviendrons certainement pas. Le transport des
bagnardes, ça n 'est
plus mon a f faire
!
Le
ton était bas mais la mère supérieure avait
l'ouïe fine,
surtout quand une conversation ne lui était pas destinée.
Elle n'avait rien pe r du
de l'échange et ne manqua pas de remarquer l 'empressement
du s e cond
à exécuter les ordres. Elle ne sou f fla
mot mais une inquiétude plissa son front. De quoi parlait exactement le
commandant ? Pou r quoi
une telle hâte de repa r tir
? Elle s'avança vers lui.
— Je
vous ai entendu, mon commandant, vous dites que Cayenne est un
marigot ?
— Ma
mère, nous ne débarquons pas à Cayenne.
— Comment
cela ?
— Nous
arrivons à Saint-Laurent-du-Maroni.
— Oui,
je sais bien. Mais c'est tout comme, non ?
— Ah
mais pas du tout ! Sur une carte peut-être, mais en réalité
il y a plus de deux cent soixante kilo mètres
de di s tance.
— Bien,
bien.
La
mère supérieure ne voulait pas laisser paraître
qu'elle ne savait pas très exactement où elle allait.
Qu'en était-il vérit a blement
de cette terre de Guyane ? Jusqu'alors, curieusement, elle ne s'était
pas posé la que s tion
dans le détail. Elle s'était contentée de ce
qu'on lui en avait dit. Qu'elles allaient en Guyane, au bagne. Et le
bagne pour elle, c'était Cayenne, d'ai l leurs
c'est bien là qu'était le couvent principal des Sœurs
de Cluny. Aussi, tout en regardant la terre se rapprocher, elle
sentit monter
une inquiétude sourde. Aurait-elle été dupée
? S'était-elle mo n trée
naïve en acceptant ce poste et cette mission ? Quand son évêque
lui avait fait part de sa décision de
l'envoyer en Guyane avec raccord des Sœurs Saint-Joseph de
Cluny, elle avait été soulagée de quitter le
co u vent
gris et froid du Nord où sa famille l 'avait exilée,
pour ce qu'on lui prése n tait
comme une terre promise.
— Bien
sûr, avait ajouté l'évêque d'un ton dont
elle réalisait aujou r d'hui
qu'il était mielleux et condescendant, le pays est magnifique mais
je ne vous cache pas la vérité. Votre tâche s e ra
rude, ces femmes sont la lie de la société. Les
remettre sur le droit chemin ne sera pas une mince affaire. Cela dit,
vous ne serez pas seule. Sœur Agnès a demandé à partir,
elle est très motivée et je pense qu'elle vous
soulag e ra
de bien des tracas. Vous pouvez compter sur elle.
Partir
loin de France, la mère supérieure avait tout d'abord
refusé. Quitter une terre qu'elle avait tant a i mée
du temps où elle était encore une jeune fille heureuse
était impossible. Sur cette terre, il y avait Charles auquel
elle pensait encore tous les jours et toutes les nuits alors qu'on la
croyait plongée dans ses prières. Charles qu'elle
aurait dû épouser et qui était si bon, si doux.
Ils auraient eu des enfants, ils en voulaient beaucoup. Mais au lieu
du mariage, on l'avait jetée au couvent parce que la famille
de Charles disposait d'une particule pre s tigieuse
qu'elle ne bradait pas, et sa famille à elle
d'une fortune qu'elle ne partageait pas. Pas d'argent en dot, pas de
particule et pas de m a riage.
Mais l'amour pour Charles était resté très
profo n dément
ancré dans le cœur de la mère supérieure.
Dans son couvent gris, malgré les années passées
et l'âge, elle n'oubliait pas.
Le
destin voulut que Charles meure d'un accident de chasse l'année
même de la proposition de l'évêque. La mère
sup é rieure
avait caché à tous l'immense douleur qui avait été
la sienne et son cœur s'était durci, plus encore. Rien
ni personne ne la ret e nait
désormais en France, elle avait accepté de partir.
Et
maintenant, en regardant la terre de Guyane se rapprocher, elle se
demandait si elle avait eu raison. Il existait peut-être pire
que les co u vents
glacés du nord de la France et, sous le soleil, certains paradis se révéleraient
peut-être pires que l'enfer...
— Ma
femme doit me rejoindre avec les enfants d'ici un mois, j'e s père
qu'on sera bien.
La
Mère supérieure sortit de ses pensées. Pour la
première fois, la voix du jeune responsable de
l'administration pénite n tiaire,
d'ordinaire si péremptoire, était mal assurée.
Un instinct très ancien, une vieille méfiance
affleurait à sa mémoire. Il regardait droit devant la
terre qui s'approchait et la mère supérieure vit naître
dans ses yeux une a n goisse
qu'elle partageait. Avaient-ils tous deux été induits
en erreur ? Surpris par le regard de la mère
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