La Dernière Bagnarde
navire
s'approchait plus l'heureuse illusion se dissipait pour se
tran s former
en cauchemar. Sous les ch a peaux
de paille tressés qu'ils ôtèrent à
l'arrivée du bateau, Marie découvrit des individus aux
crânes chauves et aux visages creuses de bouches édentées.
Des hommes vieillis aux corps flottants dans de larges pyj a mas
rayés rose et blanc, ceux-là mêmes qu'elle avait
aperçus de loin, les fixaient avec des ri c tus
qui se voulaient des sourires, et des regards en coin. Marie avala sa
s a live,
sa gorge était sèche, et le sang tout à coup
sembla quitter son corps entier. Louise aussi était sous le
choc. Qui étaient ces hommes ?
— Attention,
mettez-vous en rang, vite ! Le navire commence sa manœuvre, et
nous déba r quons
avant les hommes.
Sœur
Agnès s'affairait tout en parlant, et elle allait des unes aux
autres.
— ...
Le responsable pénitentiaire a averti la mère
supérieure, s'il doit y avoir du raffut, il fera intervenir
ses hommes. Et croyez-moi, il vaut mieux pas. Ce pays est celui de
votre renai s sance,
vous devez y arriver en femmes de bien. En vous voyant les habitants
doivent avoir les mei l leures
pensées à votre égard.
Toute
entière à sa conviction, sœur Agnès en
oubliait la réalité. Cette terre était celle du
bagne et, dans quelques minutes à peine, ces femmes seraient
enfermées au couvent. Un mot qui cachait une réalité
plus crue. Tirant, poussant, sœur Agnès redisait
pourtant inlassabl e ment
la même chose, martelant son di s cours.
— Vite,
vite ! Montrons de la discipline, il nous faut faire une bonne
impression, ça compte beaucoup la première image qu'on
donne. Soyez calmes, et avancez bien en ordre. On a tout à y
g a gner.
Elle
avait une mission à accomplir. Elle venait en Guyane pour
donner à ces femmes malm e nées
par la vie une seconde chance.
«La
France veut régénérer cette mauvaise graine, lut
avait dit l'évêque en accueillant favorablement sa
demande de v o lontariat,
et l'Église se doit de l'y aider. Votre candidature est la
bienvenue. Là-bas ces femmes se marieront et auront des
e n fants,
elles oublieront leur mauvaise vie et aideront à remettre les
bagnards sur le droit chemin. La
femme a une grande capacité d'abnégation, elle est mère
avant tout. Dans l'homme qui a déchu elle sait voir l'enfant
plein de promesses qu'il a été. Et forte de son amour
elle le sauve. Elle le guide et l'a c compagne.
L'Église vous confie ces femmes, sœur Agnès, et
c'est par elles que des hommes perdus seront sauvés. Nous
participerons ainsi à l'élaboration d'un nouveau pays.
C'est une splendide mission que Dieu vous envoie, vous pouvez être
fière. »
Il
fallait réussir. Sœur Agnès y tenait plus que
tout au monde. Con s ciente
de l'enjeu, éduquée dans la foi par des parents très
croyants, touchée par la misère des hommes, elle avait
décidé de vouer sa vie à les secourir. Comme le
disait si bien l'évêque, elle se sentait mère,
mère de tous les êtres h u mains
sur cette terre. Et elle était heureuse d'appartenir à
la confrérie chrétienne qui lui donnait la chance
inouïe de pouvoir a c complir
une tâche aussi exigeante. Au couvent, sa soif d'aider les
autres s'était vue brimée par les contraintes
d'organisation, les nombreuses messes et
multiples prières. Elle a i mait
certes parler à Dieu, mais il lui manquait de parler aux
hommes. Agenouillée sur la pierre dure pour faire pénitence
et sauver les âmes perdues, elle avait bien souvent douté.
L'o p portunité
d'aller en Guyane s'était présentée au bon
moment. Là-bas sœur Agnès serait sur le terrain,
elle pourrait agir co n crètement.
Mais le voyage ne s'était pas déroulé comme elle
l'avait imaginé, et les six semaines en mer l'avaient durement épro u vée.
L'isolement, la saleté, les viols, et l'indifférence
des supérieurs qu'elle avait naïvement crus aussi
investis qu'elle dans la mission. Elle avait failli cr a quer
certaines fois, car elle était encore novice et n'avait pas
souvent été confrontée aux di f ficultés
de la vie, mais au milieu de l'océan à des
milliers des côtes il était impossible d'abando n ner.
Alors elle s'était rai-sonnée en se disant que le
voyage en mer n'était qu'un épisode transitoire et
qu'elle d e vait
attendre d'être enfin au couvent de Guyane. Maintenant qu'elle
était près d'y aborder, elle se concentrait sur ce qui
lui semblait primordial : la première impression. Et pour c e la
rien de
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