La Dernière Bagnarde
bagnard lui fichera une torgnole sans qu'on puisse l'en
emp ê cher,
et le petit sera mort-né. Mais là, on
ne parlera pas d'infanticide, ce sera juste pas de chance, juste le
destin. Et de toute façon il vaut mieux que ce gosse ne voie
j a mais
le jour.
— Ce
que vous dites est très grave, avez-vous des preuves de ce que
vous avancez ? demanda le jeune homme, débouss o lé.
— Je
ne cherche à vous
convaincre de rien, mon jeune ami, je me parle à moi-même,
ça me fait du bien. Ça libère. J'en ai trop vu.
Le
soir tombait. Henri Mayeux enfonça ses poings dans les poches
de sa blouse blanche et alla se camper devant l'unique fenêtre
du petit bureau. De là, on voyait les vagues fouetter les
digues de pierre. Il a t tendait
pour quitter le bureau que s'allument les premières lampes du
phare. Depuis qu'il était rentré en France, sa vie se
résumait à des
choses très simples et très rép é titives
comme celle-ci. Ça le rassurait.
Romain
le salua et prit ses affaires sans chercher à en savoir
dava n tage.
D'ordinaire, il retournait directement à sa chambre, rêvant
au jour du départ. Mais ce soir, il avait le cœur lourd.
Il se dirigea vers le quai d'embarquement. L'océan faisait
contre la pierre du ponton un bruit de clapotis léger. Le ciel
était clair et le vent de la veille était tombé.
Romain resta là un long moment, sa serviette à la main
pe n dant
au bout de son bras inerte. Il repensait aux paroles de son
sup é rieur.
On l'avait pr é venu
que ce dernier était un peu « touché »,
qu'il ne fallait pas trop écouter tout ce qu'il disait à
propos du bagne, qu'il était fragile, et ce d e puis
l'enfance, qu'on n'aurait jamais dû l'envoyer là-bas, et
que l'administration pénitentiaire le gardait à ce
poste par charité. Mais Romain doutait de ce qu'on lui avait
dit. Il pressentait au contraire en Mayeux un homme moralement
fiable. D'ailleurs, en temps normal, celui-ci parlait très peu
du bagne, il partageait plus v o lontiers
les souvenirs positifs avec Romain, il l'encourageait même.
Seulement, quand il recevait des nouvelles de son ami Pierre, il
entrait dans de drôles d'états et r a contait
des choses qu'il n'évoquait pas en temps normal. Plus que
jamais Romain avait hâte de se confro n ter
à l'expérience et de se rendre lui-même à
Saint-Laurent-du-Maroni. Mais il lui faudrait patienter encore, les
changements de poste ne se faisaient pas si facilement
L'administration avait des délais, et ils étaient
interminables. Romain apprenait la p a tience.
La
lumière du phare venait de commencer sa ronde pour une longue
nuit. Il était tard, Romain devait rentrer s'il ne vo u lait
pas manquer la soupe de sa logeuse. Elle avait horreur des retards.
Il se mit en route mais, au premier pas qu'il fit trop
précipitamment, il s'étala de tout son long. Le lacet
d'une de ses chaussures était défait et il avait marché
dessus. Il se rel e va
en pestant Sa belle serviette en cuir noir avait valsé d'un
côté et sa chaussure était restée de
l'autre. II la remit en ma u gréant,
la laça bien serrée, et alla récupérer sa
serviette. C'est en se penchant pour la ramasser qu'il vit briller au
sol un bouton de nacre. C'était un joli bo u ton
blanc, rond et lisse comme un bouton de bottine avec une fleur gravée
en son centre. Il le prit et le regarda attentiv e ment
À part cette fleur minuscule peinte d'un rose délicat,
ce petit bouton n'avait rien d'exce p tionnel.
Mais il était de belle qualité et le jeune médecin
pensa que celle qui l'avait perdu devait être une femme
élégante. Ce joli bouton devait manquer à son
corsage. L'image le fit sourire. Machinal e ment,
il le glissa dans la poche de son pantalon et, tenant to u jours
au bout de son bras la précieuse serviette de cuir noir graine
que lui avait offerte sa mère à l'obtention de son
diplôme, il quitta le quai pour regagner la ville.
Tout
en marchant il réfléchissait Il revoyait en pensée
l'embarqu e ment
des bagnardes auquel il avait tenu à assister les jours
précédents. Les directives du ministère à
leur sujet l'avaient choqué. En un mot, il s'agissait de
choisir de préf é rence
des filles de la campagne, jeunes et en bonne santé. Comment
pouvait-on mettre en prison sur de pareils critères ? Romain
avait cru qu'on n'envoyait au bagne que les crim i nelles
irrécupérables. Des femmes coupables de meurtres. Pour
avoir étudié l'histoire des prisons, Romain savait
qu'il y avait très peu de
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