La Dernière Bagnarde
sœurs, elles
t'expliqueront.
Sœur
Agnès accueillit le jeune médecin et lui raconta tout.
Les co n ditions
du voyage, les viols, la mort de Louise. En voyant Marie, blême,
prostrée, amaigrie, le médecin décida qu'il la
sauverait. Il n'avait
rien pu
faire pour les deux bagnards et les avait lâchement abandonnés
au pied de l'arbre, mais celle-ci, il n'accepterait pas qu'elle
meure. Il était arrivé au bout de ce qu'il pouvait
supporter. Si cette d é tenue
mourait, le médecin en lui mourrait avec elle. Il focalisa sur
M a rie
sa volonté de l'empo r ter
contre le sort, contre la jungle, contre la violence des hommes,
contre la mort. Elle devint pour lui le symbole de la vie, de la
réussite de la médecine et de la volo n té
des hommes contre le mal. Il lui consacra tout son temps, toutes ses
forces. Il o u blia
tout le reste. Il s'acharna.
Et
Marie revint à la vie, doucement, jour après jour. Avec
toute son humanité et toute sa patience, il la tira de la nuit
dans laquelle elle s'était enfoncée peu à peu.
Et un mois plus tard, quand enfin il la sentit r e vivre,
il en pleura de joie.
— Bordeaux!
Il
n'en crut pas ses oreilles. Ce furent les premiers mots de Marie
quand elle retrouva l'usage de la parole :
— Bordeaux
? Vous avez parlé ? Et vous avez dit Bo r deaux
?
— Oui,
dit-elle faiblement en regardant tout autour d'elle, affolée,
je dois aller chez Madame. Où suis-je ?
Il
ne répondit pas à sa
question. Il s'accrochait à ce mot qu'elle v e nait
de prononcer et auquel en un pareil moment il ne s'attendait pas.
— Je
viens de Bordeaux, dit-il avec une joie fébrile, presque
enfa n tine.
Ma famille est là-bas, nous habitons place des Quinconces.
Vous co n naissez
Bordeaux ?
— Je
suis à Bordeaux ?
Elle
insistait et c'est à ce moment précis qu'il réalisa
ce qu'il venait de faire. Il avait redonné la vie à
cette femme, il en était au comble du bo n heur,
rassuré sur la force de la médecine, de ses études
et de son propre travail. Mais il n'avait pas pensé à
elle, ni à ce qu'elle allait s u bir
après qu'il l'eut ressuscitée. Elle se croyait à Bordeaux,
elle avait rayé de sa mémoire l'enfer du bagne. Et il
allait l'abandonner sur cette terre de mort. Car lui, il avait prévu
de repartir. Il était en poste à Saint-Laurent d e puis
un an, et l'illusion de servir avait été de courte durée.
Le camp de Charvein avait achevé de lui faire comprendre qu'à
part Pierre Vill e neuve
personne ne tenait à guérir qui que ce soit. Il fallait
que « la bête » meure. Et lui avait tout fait pour
qu'elle vive. Sa joie d'avoir sauvé M a rie
fit alors place à une grande culpabilité. Il la
regardait. Un sourire éclairait son visage. Marie se croyait
de retour à Bordeaux, avec cet homme qui lui parlait avec
l'accent de chez elle. Mais l'illusion ne dura que quelques
merveilleuses s e condes.
Le rideau de toile qui isolait la paillasse du reste du carbet
s'écarta, la mère sup é rieure
entra et Marie r e trouva
la mémoire. Elle était au bagne, à des milliers
de kil o mètres
de la France.
— Louise
! cria-t-elle, affolée, en se souvenant tout à coup
du sort de sa compagne. Où est Louise ?
— C'est
une autre prisonnière, dit la mère supérieure en
s'adressant au médecin sans répondre à Marie et
sans même tenir compte de sa pr é sence.
Mais Louise est morte,
elle a été tuée à notre arrivée
par un fou.
— Un
fou ? s'étonna le médecin.
— Oui,
un surveillant si fou et si furieux que j'ai porté plainte.
— Porté
plainte ? répéta le médecin. Et... auprès
de qui ?
— J
ai fait passer une lettre au directeur de Saint-Laurent
— Que
vous a-t-il répondu ?
— Eh
bien... pour l'instant...
— Il
ne répondra pas et ne fera rien. Des fous, il en voit toute la
journée.
La
mère supérieure se crispa. Depuis qu'elle était
arrivée, rien ne se passait comme prévu et les
découvertes étaient de pire en pire. Le comble était
que l'administration, qui avait montré combien elle se f i chait
d'elle et des détenues, se rév é lait
très tatillonne sur les détails et lui réclamait
déjà par cou r rier
officiel de rendre des comptes à propos de tout. Mais dans le
même temps, elle laissait s'accomplir de graves fo r faits
sans bouger. La mère supérieure en savait quelque chose
; dès les premiers jours le compte des rations de nourriture
n'était j a mais
le bon, et ce malgré ses nombreuses récriminations. En
revanche, elle
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