La Dernière Bagnarde
Pourquoi était-elle là ? Et
jusqu'à quand ? Sœur Agnès lui avait dit et
répété que c'était pour toujours, mais
elle ne pouvait y croire, elle n'y parvenait pas. Un i m mense
sentiment de solitude était e n tré
en elle. Au fil des heures, des jours, des semaines et des mois, il
allait grandissant. Il la dév o rait.
Dès les premiers jours, Marie avait perdu les deux personnes
auxquelles elle s'était instinctivement raccrochée,
Louise et le médecin. Aba n donnée
par son père et sa mère, Marie était en réalité
seule depuis to u jours,
mais jamais jusqu'alors elle n'y avait pensé. Rapide,
impérieuse, la vie l'avait emportée d'une famille à
une autre, d'un lieu à un autre, l'obligeant à
survivre. Il avait toujours fallu se débrouiller, et ça
pr e nait
du temps. Grappiller du travail, manger, trouver où dormir.
Elle n'avait eu ni le loisir ni l'idée de penser à ce
qu'était sa vie. Elle la v i vait,
c'est tout. Et elle n'était pas ma l heureuse,
du moins elle n'avait jamais réfléchi aux choses de
cette façon-là. La vie était dure pour elle,
plus que pour d'autres, mais elle allait et venait et eue avait des joies
parfois. Simples comme un lever de soleil ou un éclat de rire
avec d'autres filles ou des garçons de ferme. Ceux croisés
au tr a vail
des champs. Le seul souvenir douloureux de son monde d'avant était
ce moment où il lui avait fallu quitter sa terre natale, ses
Pyrénées l u mineuses,
son Béarn si doux et sa ville d'Oloron. Catherine, une fille
de ferme, comme elle, lui avait dit un jour qu'à Bordeaux on
vivait mieux. Qu'elle pourrait travailler chez des gens riches et
qu'elle serait mieux payée, qu'elle aurait même un
chez-elle. Elle avait pris le train et l'y avait suivie. Mais ça
n'avait pas été aussi facile ni aussi rose que prévu.
Personne ne les attendait La vie avait vraiment changé. Il
avait fallu dormir à gauche à droite et ne pas être
trop regardante sur les hommes qui les accueillaient pour la nuit ou
un peu plus. Marie avait eu du mal à s'en sortir, elle avait
donné des coups de main, volé un peu de nourriture sur
les étals des marchés, et s'était fait prendre
la main dans le sac pl u sieurs
fois. Et puis enfin, un jour, à force de chercher et de
demander, elle avait fini par trouver un travail dans une maison des
quartiers riches. Elle venait même de s'installer dans une
petite chambre sous les toits et elle se croyait tirée
d'a f faire,
quand on était venu la chercher. Un matin, sans ménagement,
elle avait vu arriver les ge n darmes.
— Vous
vous appelez bien Marie Bartête ?
— Oui.
— Vous
venez bien de la campagne ?
— Euh...
oui, je viens du Béarn, d'Oloron.
— Vous
avez volé à l'étalage quatre fois, et on vous a
ramassée deux fois dans la rue. Vous vous êtes rendue
coupable de plus de quatre délits en moins de
dix a n nées.
— Mais...,
c'était avant, et
j'ai été en prison
pour ça.
Je travaille maintenant.
— Peut-être,
mais vous devez encore des comptes. Selon la loi de notre Troisième
Rép u blique
en date du 27 mai de l'an 1885, vous êtes considérée
comme une récidiviste et, à ce titre, passible d'être
envoyée au bagne de Cayenne en tant que rel é guée.
Marie
était tombée des nues. Elle avait écouté
ce discours officiel sans comprendre, et elle avait retenu ce mot qui
l'avait gl a cée.
— Le
bagne !
Le
préposé avait coupé court.
— Pour
l'instant on vous conduit à la
prison. Là-bas,
on vous expl i quera.
Marie
n'av ait pas
l'expérience de la rébellion. Dans les
campagnes où elle avait passé sa vie, la révolution
n'avait pas lai s sé les
mêmes traces que dans les grandes villes où Louise avait vécu.
Dans les qua r tiers
p o pulaires
on se croise en nombre et on débat de tout et de rien. On se
sent fort ensemble et on apprend à se défendre. Marie
était, comme on dit, une fille de la campagne, isolée
et élevée bien loin des grands foyers d'insoumission.
Toute sa vie n'avait été qu'obéissance à
plus grand et k plus
fort qu'elle. Aussi, fidèle à son
habitude, elle avait obéi
aux gendarmes et elle n'avait pas compris ce qui lui arr i vait.
Ils lui avaient laissé le temps de rassembler trois frusques
et l'avaient conduite devant un homme en uniforme derrière un
b u reau.
Il avait regardé ses listes, l'avait fait signer face à
son nom et lui avait confi r mé
qu'elle partait pour le bagne. Deux jours après, elle allait à
La R o chelle.
Là, elle avait
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