La Dernière Bagnarde
apparition ? Quand d'un doigt
désignerait-il les méchants et les fourbes
qui sévissent partout, impunis et glorieux ? Quand les
enverrait-il en enfer ? Quand rendrait-il le monde aux mei l leurs
comme on l'annonçait depuis si longtemps ? sœur Agnès
co m mençait
à trouver le temps long. Elle avait beau se raisonner, elle ne
trouvait rien à répondre aux injonctions permanentes de
la mère sup é rieure
qui, elle, continuait en dépit de tout à se
raccrocher à Dieu
avec une ferveur de plus en plus mystique.
Pour
Marie, Dieu ou les autres, ça ne changeait rien. L'enfermement
seul était réel. Elles étaient coupées de
tout. Sauf du bruit. Car la seule chose
que ni l'admini s tration
ni personne ne pouvait empêcher, c'était la libre
circulation des bruits. Et ils étaient nombreux. Dans les
t é nèbres
mentales où elle se trouvait, démunie de tout et
surtout de l'e s poir
d'en sortir un jour, affamée en permanence comme ses
co m pagnes,
affaiblie à l'extrême par les privations, par
l'impossibilité de respirer autre chose que cet air vicié
du carbet, et par l'impossibilité de marcher plus de quelques
pas, recroquevillée dans ses peurs, Marie s'était
raccrochée à ces seuls échos du monde des
vivants qui parv e naient
jusqu'à elle. Et son imagination s'évadait. Elle avait
fini par r e connaître
certains sons, selon le moment où ils apparaissaient. Il y avait
ceux du matin. Des roulements de charrettes ou d'autres véh i cules dont
elle tentait de reconnaître l'origine en se remémorant
les sons qu'elle avait connus aupar a vant.
Elle était sûre des charrettes, à cause
du bruit si particulier des roues de bois cerclées de fer
qu'elle avait entendues souvent sur
les chemins caillouteux de sa campagne du Béarn. D'autres,
plus complexes, ne lui évoquaient lien, aucune image. Et elle
che r chait,
cherchait ... un bruit en particulier, régulier, passait tout
près et ressemblait au ro u lement
d'une machine sur des rails. Mais de ce qu'elle s a vait
il n'y avait pas de train à
Saint-Laurent ,
pas de gare, donc pas de rails. Et puis, si cela avait été
un train, Marie en aurait entendu le moteur. Or il n'y avait que ce
roul e ment
régulier qui se rapprochait puis s'éloignait. Marie
avait deviné qu'il allait s'év a nouir
dans la forêt, mais elle avait beau se creuser sa tète,
elle ne voyait pas de quoi il pouvait s'agir. Un autre bruit e n core
l'intriguait particulièrement. C'était un fro t tement
sourd qui s'arrêtait à intervalles
réguliers, avant qu'on entende couler comme de l'eau. Ces sons
étaient tout proches. Mais il y en avait d'autres, plus
lointains, diffus. Des a p pels,
des cloches, des cris. Parfois l'esprit fatigué de Marie
imaginait une situation, une histoire. Mais aucun de ces sons ne
resse m blait à ceux
d'une ville habituelle, et ils n'étaient pas non plus ceux de
la campagne. Marie ne parvenait pas à les
ra s sembler
pour se faire une idée de la vie qu'ils représentaient.
Trop divers et pas assez précis. Sauf la nuit. Là, ils
prenaient toute leur dime n sion.
Marie
comme ses compagnes voyait le soir venir avec terreur. À cause
des cris. Tout près, juste de l'aune coté des murs,
dans cette zone inconnue où étaient enfe r més
les bagnards, les cris commençaient dès la
nuit tombée et duraient jusqu'à l'aube. Des cris
affreux, lancinants, qui déb u taient
comme des hurlements et finissaient comme des pleurs. Quand la nuit avançait, ils ressemblaient à des braillements de fous,
des appels d'une angoisse telle qu'ils prenaient aux tripes et
prov o quaient
chez Marie et ses compagnes de terrifiantes peurs. Ces plaintes
gémissantes se muaient en des appels perçants qui
s'évanoui s saient
et revenaient brut a lement
sans prévenir. Sur leurs paillasses, les détenues,
glacées d'effroi, restaient hébétées,
attendant, une fois qu'ils avaient cessé, qu'ils repre n nent,
ou que quelque autre signe se fasse entendre. Les premières
fois, elles en avaient beaucoup parlé entre elles, mais les
jours et les s e maines
puis les mois passant, elles avaient épuisé tout ce
qu'elles pouvaient en dire. À quoi bon. Maintenant elles aussi
étaient au bord d'un gouffre qui leur donnait envie de hurler à la
mort, et la plupart tombaient le soir venu sur leur paillasse pour
s'e n dormir
immédiatement, terrassées. Marie, elle, n'y arrivait
pas. Chaque nuit qui revenait la laissait dans un état
d'épuisement de plus en plus grand. Ses forces
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