La Dernière Bagnarde
par les soucis du quotidien, les sœurs ne
parlaient j a mais
de rien. Marie savait seulement que les bâtiments des bagnards
étaient à côté de leur carbet parce que la
mère supérieure venait de r e fuser
qu'elles changent pour un autre carbet soi-disant mieux que le leur.
Louis Dimez, qui lui avait assuré de faire tout ce qui était
en son pouvoir pour leur trouver un meilleur endroit s'était
acharné à tenir sa promesse et, satisfait, il était
venu la chercher pour le lui montrer. Mais elle était revenue
d é couragée.
— J'ai
vu ce carbet, avait-elle raconté à sœur Agnès.
Nous n'irons pas, il est bien plus grand que le nôtre, mais il
y a des rats et des i n sectes
partout, et il est d'une saleté r e poussante.
Après l'école, on a eu assez de mal à rendre le
nôtre viable, on ne va pas recommencer et s'installer près
de la forêt. Eux, ça les arrangerait bien de nous
élo i gner,
pour mieux nous oublier. On ne tiendrait pas.
— Vous
êtes sûre, ma mère ? Ici, c'est pire que tout. On
peut à peine tenir debout et la promiscuité devient
invivable. Ça fait un an, on ne peut
pas aller plus loin. Je crains le pire avec les ch a leurs
qui arrivent et cette humidité. J'ai mal et je sens mes os qui
commencent à me
tourmenter. Ça n'est pas normal, je n'avais rien avant. Si une
épidémie se déclare, on va toutes y passer, on
n'a pas de médicaments, rien !
— Ce
serait pire là-bas. Ici nous sommes à côté
des bâtiments des hommes et, surtout, de l'église. Dieu
nous protège. Il vaut mieux re s ter,
croyez-moi. D'ailleurs M. Dimez a reco n nu
que le danger de nous isoler près de la forêt était
réel. Il traîne de tout dans ces contrées, des
orpailleurs en guenilles qui viennent d'Albina, de l'autre côté
du fleuve, des bagnards libérés en manque de tout, et
des bêtes aussi. Bien plus offensives en lisière de
forêt. Alors pas question de démén a ger.
Louis Dimez fait ce qu'il peut. Heureusement que nous l'avons. Au
moins, tant qu'il est là, on peut espérer avoir de
vrais locaux un jour.
— Pourquoi
« tant qu'il est là » ? Il ne doit pas rester?
— Je
crois avoir compris qu'il a repoussé la venue de sa famille.
Ça ne présage rien de bon.
Sœur
Agnès avait soupiré. Louis Dimez leur était d'un
réel soutien et, sans lui, elles se retrouveraient seules.
C'était un homme fiable, le seul peut-être de ceux
qu'elles avaient rencontrés ici, avec le docteur Vill e neuve
Il allait leur trouver mieux. Il suffisait d'être patientes.
Marie,
qui n'avait rien manqué de la conversation, désespérait
aussi du départ de Louis Dimez. Lui aussi il s'en allait,
après le médecin ! Ils en avaient de la chance de
pouvoir déc i der
de prendre le navire ! Et les sœurs ? Marie frissonna. Si elles
aussi partaient, qui lesterait alors ? Que se passerait-il si on les
lai s sait
toutes là, dans ce carbet humide et puant, à la merci
de ces vagabonds, de ces bagnards, et des bêtes dont elles
avaient parlé. Enfermée dans un espace étouffant,
soumise à une pr o miscuité
atroce, Marie se recroquevillait le soir sur sa couche, priant le
Ciel que plus rien ne bouge, qu'on les laisse là et que la
nou r riture
a r rive,
que le toit de tôle tienne au vent et à la pluie et que
les sœurs re s tent
avec elles.
18
— Quand
va-t-on pouvoir sortir les détenues, ma mère ?
— Ah,
ne recommencez pas avec ça, sœur Agnès, ça
ne vous a pas suffi les viols sur le navire ? Qu'est-ce que vous
voulez, une émeute avec les bagnards ? Il faut attendre les
nouveaux locaux, et là on av i sera.
Le
viol sur le navire, qui était pourtant loin d'être le
premier, avait décidé les responsables de la
pénitentiaire à garder les femmes enfe r mées
jusqu'à ce qu'on les installe dans des bâtiments sûrs.
Les b a gnards
étaient tout près. Marie ne les voyait pas, elle ne
savait rien de ces hommes, mais à cause du danger qu'ils
représentaient, elle et les autres femmes devaient re s ter
enfermées au carbet.
— C 'est
un comble, s'énervait sœur Agnès. Les bagnards
circulent librement dans Saint-Laurent, même les criminels les
plus odieux, et nos pauvres détenues, qui ne sont que
reléguées, sont enfermées dans les pires
conditions.
— C 'est vrai, avait
fini par reconnaître la mère supérieure, pour e n chaîner
aussitôt par un : Heureusement Dieu est là !
Dieu
! pensait sœur Agnès. Il était bien loin
décidément. Quand f e rait-il
enfin une véritable
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