La Dernière Bagnarde
diminuaient au
point qu'elle s'était mise à d é lirer.
Et dans ses moments de lucidité, elle cherchait encore à
co m prendre.
Qui pouvait crier ainsi et de façon aussi atroce ? Des
b a gnards
? C'était ce qu'elle avait pensé au début, et
puis elle avait cru reconnaître dans ces plaintes des cris de
bête. Après tout, la jungle r e gorgeait
d'animaux de toutes sortes. La pensée que ces hurlements
n'étaient pas humains l'avait apaisée. Elle avait tenté
de se confo r ter
dans cette idée et s'était souvenue d'avoir confondu,
enfant, le hulul e ment
d'une chouette, et même son pas dans un grenier, avec celui
d'un homme. Mais ces plaintes ? Ça ne pouvait pas n'être
que des chouettes ? Alors elle replongeait dans ses angoisses et elle
avait beau tout tenter pour ne pas y penser, ces plaintes affreuses
la poursu i vaient.
Même
quand le jour était revenu, elle les percevait encore. Elles
ne disparaissaient que le n tement,
après des heures et des heures.
Au
tout début, après les premières nuits, Marie et
les autres avaient tenté d'interroger les sœurs. En
vain. Il ne fallait pas poser de que s tions.
Il fallait seulement se lever à la cloche de cinq heures,
prier et accomplir les tâches du matin jusqu'au soir. Les sœurs
ne parlaient que du
quot i dien
et du travail. Malgré les conditions abominables de leurs
vies, elles avaient organisé un emploi du temps d'une minutie
m a niaque
sous l'impulsion autoritaire de la mère supérieure.
Ménage, cuisine, jardinage, couture. Aucun moment pour penser.
Pas le moindre inter s tice.
Marie
avait appris peu de chose sur ses compagnes, et pour cause. Une
dangereuse mélancolie dépressive avait rapidement gagné
la pl u part
d'entre elles. Il n'y avait pas eu de colère à la
vue du carbet so r dide,
pas la moindre révolte comme le cra i gnait
l'administration. Au contraire, les femmes avaient fait preuve d'une
totale docilité. Le voyage en mer avait épuisé
leurs forces et leurs confidences. Aucune n'avait plus l'envie de
livrer quoi que ce soit aux autres. Ni de rien connaître
d'elles. De toute façon, c'est ici que finissait le voyage.
Elles n'étaient même pas à Cayenne,
certainement une plus grande ville, une vraie ville. Elles étaient
reléguées à l'annexe, à Saint-Laurent,
dans ce coin perdu. Et il n'était même plus question de
les marier. Le vide était total.
Marie
avait bien essayé d'échanger quelques mots les premiers
jours, mais elle avait dû po r ter,
en plus des siennes, les angoisses des unes et des autres, et le ciel
était devenu plus lourd et plus noir encore qu'il ne l'était
déjà. Alors elle avait fait comme les autres. Elle
était rentrée dans sa coquille. Un sentiment
d'isol e ment
total. Rien de sa vie d'avant, de ses rires, de son envie de vivre,
n'avait résisté à la dure ré a lité
du couvent-bagne. Louise n'était plus là pour lui
communiquer quelque force ou quelque espoir. Même insensé.
L'espoir d'une vie meilleure, de fonder une famille et d'habiter un
jour une de ces ma i sons
coloniales aux rives enchantées e n trevues
le long du fleuve. Tout cela avait été emporté
par la violente réalité. Ces maisons qui leur avaient
arraché des cris de joie le jour de leur arrivée ne
seraient j a mais
pour elles. Quelle illusion ! Comment avaient-elles pu espérer
une chose pareille ? Des villas qui se comptaient sur les doigts
d'une seule main et qui avaient été construites pour
les dirigeants de la pén i tentiaire.
Sœur Agnès l'avait expliqué à celles qui
se voyaient déjà sous les palétuviers, prêtes
à y installer la f a mille
de leurs rêves.
Quant
aux hommes, leurs futurs maris ? Ceux qu'elles devaient pouvoir
épouser ? Elles n'en avaient pas vu un seul. Le dirigeant de
la pénitentiaire qui supervisait le travail des sœurs
avait décidé avec l'a c cord
de la mère supérieure de repousser les épousailles.
Ce n'était pas le moment. Il fallait d'abord tr a vailler.
Et produire.
— Allons,
allons, Marie, au travail ! Vous n'avancez pas, ça fait un
moment que je vous o b serve
et vous ne faites rien.
Sœur
Agnès était chargée des ateliers couture. Elle
distribuait les tâches tous les matins et relevait les
vêtements en fin de journée. Il fa l lait respecter
un quota très précis :
Draps
d'agent ourlé : 5 par jour
Draps
d'officier : 3 par jour
Oreillers
: 2 par jour
Matelas
: 1 en cinq
jours
Chemise
d'homme ou de femme : 1 et
demie par jour
Pantalon
de toile : 1 et
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