La Dernière Bagnarde
suivraient-elles ? Comment était-ce
po s sible
?
Elle
savait qu'elle perdait aussi des cheveux mais elle n'avait pas
réalisé à quel point. Maintenant qu'elle avait
vu les chevelures des autres» elle prenait conscience. Quelque
chose d'inexplicable accél é rait
les a n nées.
Le temps ici n'était pas le même qu'avant. Son corps
avait vécu en une seule année plus de vingt, ou trente
années. Mais alors, d'ici peu, l'année pr o chaine»
peut-être, elle serait vieille ?
Une
angoisse l'étreignit. Plus que la mort, plus que la maladie,
ré a liser
qu'elle serait vieille à vingt
ans à peine
passés, fut pour Marie un choc sans aucune commune mesure avec
les souffrances qu'elle avait endurées jusqu'alors. Comment
lutter contre le temps qui s'accélère et qu'on ne voit
pas? Comment remonter ce temps et redev e nir
un jour celle qu'on a été, pleine de force et de vie ?
Pleine de beauté. La bea u té
! Marie n'avait jamais appartenu à ce
genre de filles élues dont on disait, admiratif, qu'elles
étaient belles. Mais aujourd'hui, elle compr e nait
qu'elle l'avait été. Que toute jeunesse est belle. Que
les peaux sont lisses et les cheveux soyeux, que le corps bouge et
court et que le souffle suit. Que rien n'arrête les corps
jeunes, qu'ils sont la puissance et la vie. Déjà ce
temps serait derrière elle ? De lourdes larmes, que rien
jusqu'alors n'avait pu faire couler, glissèrent de ses
pa u pières
et tombèrent une à une sur ses mains jointes. Elle
avait vieilli.
Anne
et Rose se marièrent le mois suivant La cérémonie
eut lieu à l'extérieur et aucune détenue ne fut
conviée. Juste après, les jeunes mariées vinrent
rassembler quelques effets et quitt è rent
le carbet. Les adieux furent brefs, elles avaient hâte et ne
traînèrent pas.
Marie
avait vite abandonné son projet d'évasion. La
surveillance était extrême ; si elle avait fait
seulement quelques pas en dehors du périmètre prévu,
elle aurait été rattrapée en quelques secondes.
Elle avait dû se prêter au jeu, avec les autres, alignées
comme des étals de viande pour cette cohorte de bagnards. Pour
Marie, tout s'était déroulé comme elle l'avait
prévu. Aucun d'entre eux ne l a vait
sollicitée et elle n'en avait éprouvé aucune
peine. Ils étaient tous plus sordides et plus louches les uns
que les autres et, quand ils étaient passés devant
elle, en file i n dienne
comme au marché pour faire leur choix, elle n'avait pu retenir
une gr i mace
de dégoût. L'un d'eux s'était alors penché
vers elle :
— Dis,
la belle, « faute de grives on mange des merles », tu ne
le savais pas ?
Il
lui avait susurré cela au creux de l'oreille avec une étrange
voix suave qui l'avait remuée jusqu'aux entrailles. Elle avait
r e levé
la tête. Il était laid et repoussant comme les autres.
Un visage maigre à la peau terne, et des cheveux plaqués
vers l'a r rière.
Mais il avait au fond des yeux une étincelle qui brillait,
joueuse, et bien malgré elle elle s'était sentie
rougir. Il eut un sourire de contentement
et passa
sans rien ajouter. Jamais aucune voix d'homme ne s'était
appr o chée
d'elle pour lui parler sur un ton aussi troublant. Ce n'est pas tant
les mots qu'il avait prononcés et qui n'avaient pas
d'importance, que la vibr a tion
de cette voix qui l'avaient remuée. Il lui avait parlé
à elle seule, comme en confidence. Et il avait posé sa
main sur son épaule en exe r çant
une douce pression. Marie avait connu des hommes, elle avait même
vécu avec certains quelque temps. Mais elle n'avait jamais
co n nu
d'histoire comme on en raconte, avec des chuchotements, des
a p proches,
des séductions ge n tilles.
Elle
repensa à la voix de cet homme et à ce qu'elle avait
éprouvé au creux de son oreille et de son ventre.
— Ma
mère, demanda-t-elle un jour, quand aura lieu le prochain
parloir ?
— Pourquoi,
Marie, vous voulez y revenir ?
— o ui.
— C'est
que votre tour est passé et... je croyais que vous ne teniez
pas encore à vous marier. Du moins c'est ce qu'on m'a dit.
Marie
sursauta. Comment la mère supérieure avait-elle su ? La
d é lation
sévissait en permanence, l'air au carbet était plus
vicié que j a mais.
Décidément, il fallait sortir de ce marécage à
n'importe quel prix. Quand elle avait été désignée
pour la première visite aux b a gnards,
Marie avait accepté pour cela, pour sortir du carbet, échapper
à la v i gilance
des gardiens et fuir par l'allée des bambous.
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