La Dernière Bagnarde
? lui demanda-t-elle de but en blanc.
— Euh...
peut être.
— Mais...
avec n'importe lequel de ces hommes ?
— Non.
Mais j'espère en trouver un avec qui je sent i rai
que ce sera possible. Je ne suis pas comme toi, je ne ferme aucune
porte. Elles sont déjà toutes fermées, tu n'as
pas remarqué ? On les a toutes fe r mées
pour moi, alors si je peux en rouvrir une, je le ferai sans hésiter
une seule s e conde.
— Quitte
à suivre un de ces soûlards misérables qui
traînent toute la journée ?
— Qu'est-ce
que tu en sais s'ils boivent tous ? Tu ne connais pas tous les
bagnards de Saint-Laurent, que je sache ?
— Non,
mais j'ai compris que ceux qu'ils nous présenteront sont ceux
qu'on voit près du marché Étienne. Et ceux-là,
il ne faut pas les rega r der
cent sept ans pour imaginer qui ils sont.
— Tu
n'as pas les moyens d'être aussi dure et de juger les autres,
Marie. Regarde ce que nous sommes d e venues
en peu de temps : des femmes épuisées, laides. Qui
vo u drait
de nous ?
— Personne
peut être, et alors ? Que veux-tu, toi, Rose ?
— Sortir
d'ici.
— La
liberté et le mariage, ce n'est pas pareil.
— Si,
ici c'est la même chose, se marier, c'est le seul moyen d 'en
f i nir
avec le carbet.
— Pour
aller oh ? Dans une cabane avec quelqu'un que tu ne co n nais
pas ?
— Je
ferai connaissance.
La
conversation prenait un tour conflictuel que Marie n'a i mait
pas, d'autant que d'autres détenues attirées par cet
échange inhabituel s'étaient rapprochées. À
quoi bon perdre du temps à dire des choses inutiles ? Si Anne
et Rose pensaient s'en sortir comme ça, elle n'avait pas à
s'en mêler. Tant pis pour elles. Ou peut-être tant mieux.
— Oui,
c'est vrai, concéda-t-elle, peut-être que tu trouveras
un compagnon, un vrai. Qui sait ?
— Qui
sait ? hurla une détenue. Mais moi, je sais qu'on va en
tro u ver
un, toutes ici. Et pou r quoi
on n'en trouverait pas, on n'a pas la gale ! On est encore en état.
— De
bon fonctionnement, oui ! ajouta une autre en éclatant d'un
rire qui résonnait d'une souffrance d'autant plus atroce
qu'elle che r chait à donner
le change, comme si l'humour po u vait
aider à conjurer
le sort.
Son
rire ne trouva aucun écho. Au contraire, il y eut un malaise,
lourd. Et le silence s'installa. Elles avaient toutes trop vécu
pour ne pas savoir ce qu'est la vie, et aucune d'entre elles ne
croyait vraiment qu'elles allaient vers un paradis à deux.
Elles espéraient pourtant. Comme Rose. Une porte
s'entrouvrait, elles s'y engouffraient. Elles vo u laient
vivre.
Elles
entouraient maintenant Marie qui était restée assise
sur sa caisse et qui voyait de près leurs faces graves
penchées au-dessus d'elle. La farine et la pâte de rouge
avaient fait des ravages. Même celles qui en avaient peu usé
étaient défigurées. D'autres avaient d é chiré
des tissus en bandelettes étroites et les avaient arrangés
dans leurs cheveux pour les retenir dans une improbable coiffure.
Marie fixait ce chapelet de figures déc o rées
comme pour Carnaval avec des yeux pleins de terreur. Elles étaient
toutes rongées d'une vieillesse précoce qui faisait son
inexorable ravage, et il était impossible de r e trouver
dans ces faces éteintes et couvertes de mauvais fards les
v i sages
des jeunes filles qui, un an plus tôt, avaient embarque sous le
s o leil
de France.
En
les regardant, Marie ne voyait que des crânes nus, des orbites
vides. Elle voyait la mort. Au hurlement qu'elle poussa, elles
recul è rent
toutes ensemble, effrayées, et se mirent à la couvrir
d'injures. Qu'est-ce qui lui prenait ? Pou r quoi
voyait-elle le mal partout ? Anne avait raison, elle crèverait,
oui, elle crèverait et personne ne la plai n drait.
Elles
laissèrent Marie seule dans son coin, tremblante. La vision
d'horreur de ces visages dont elle n'avait jusqu'alors pas mesuré
la d é gradation
venait d'avoir sur elle un effet tragique. Ses compagnes
re s semblaient
aux bagnards qu'elles avaient croisés dans les rues et au
marché Étienne. Ces bagnards qui n'étaient plus
des hommes, qui fa i saient
si peur. Et qui étaient si laids ! En si peu de temps, elles
étaient devenues comme eux. « Mais alors ! comprit
Marie, je suis comme ça, moi aussi ? » Elle passa sa
main sur sa figure et sentit l'ossature de son visage, très
nette sous la peau, elle passa sa langue sur le pou r tour
de ses dents et les sentit bouger. Une, déjà, était
tombée au fond. Les autres
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