La Dernière Bagnarde
cris
humains. Il lavait lu dans des ouvrages scient i fiques
sur lesquels il avait eu le temps de s attarder durant les longs mois
d'attente à La Rochelle. Il s'a p procha
de la fenêtre et écouta plus attentivement Une r u meur
montait, venue de la terre et des marécages environnants. Il
sourit. Ça, c'étaient les cr a pauds
dont le croassement assourdissant n'en finissait pas. Il était
averti, là aussi, toujours par ses lectures. Soudain il y eut
comme un éclair et il comprit qu'il venait de commettre une
erreur. Pris de p a nique,
il referma précipitamment la fenêtre. Les moustiques !
Ils avaient dû profiter de sa négl i gence.
Entre autres précautions, avait-il lu, la plus élémentaire
était de ne pas ouvrir les fenêtres le soir en lai s sant
la lumière allumée. Les milliards d'insectes qui
pullulaient en Guyane se feraient un plaisir d'accourir.
— Zut
de zut! se dit-il à haute voix. Pourvu qu'aucun ne soit
re n tré.
Il
éteignit la lumière, cherchant à surprendre le
vol frénétique de l'un d'eux, prêt à
l'écraser dès qu'il l'aurait repéré. Mais à sa
grande stupeur il fut débordé par le nombre et, en
quelques secondes, son v i sage
fut massacré de multiples p i qûres
plus mauvaises les unes que les autres. Il balaya l'air avec ses bras
et entendit le bruit qu'ils faisaient en éclatant contre le
mur. Horrifié, il se vit encerclé d'une armée
déc i dée
à l'achever sous ses multiples dards, et sans finir de se
déshabi l ler
il se jeta sous la moustiquaire tendue au-dessus de son lit. Là
encore il dut mener la lutte contre ceux qui l'y avaient su i vi.
Son visage brûlait et il sentait sous sa peau les dards qui
étaient restés enfoncés. Il aurait dû se lever et aller chercher quelque pommade apaisante et
désinfe c tante,
mais il tremblait de peur à l'idée de sortir de la moustiquaire. Il
se coucha donc, laissant retomber le calme. Les brûlures qui le
ro n geaient
s'a t ténuèrent
peu à peu.
Dans le silence revenu, on entendait, étouffés, les
cris de la jungle proche.
«Comme
ça doit grouiller là-dedans ». se dit Romain,
échaudé par ce qu'il venait de vivre.
Il
repensa alors aux images idylliques qui avaient bercé son
imag i naire
dans ces livres d'aventures rouge sombre à tranche dorée
que lui offraient ses parents parce qu'il avait de bonnes notes. Il revit
ces hommes en tenues d'aventuriers qui sur de noires gravures
luttaient contre des tigres féroces et des se r pents
gigantesques tombés d'arbres dont la cime se perdait à
des hauteurs inaccessibles. Un sourire venait de naître sur ses
lèvres à ces
souvenirs qui avaient fait palpiter son cœur d 'e n fant
et lui avaient donné des envies de voyage quand un cri atroce
le glaça. II se redressa en sursaut sur son Ut et attendit
dans la pénombre. Aurait-il rêvé
? Son
visage était encore en feu. Étaient-ce les piqûres
qui agissaient comme une drogue hallucinogène ? Tout était
si excessif ici ! Il
resta à
l'a f fût. Le
silence était plus intense que jamais. Comme si la forêt
tout entière s'était tue, impressionnée elle
aussi, figée par ce hu r lement.
Au bout d 'un
temps qui lui parut assez long, il s'apprêtait à se
gli s ser
à nouveau sous ses draps pour chercher un peu de paix et de
fraîcheur, un deuxième cri l'interpella, plus e f frayant
que le premier. On aurait dit un appel au secours. Tout son corps
frissonna. Il n'avait pas rêvé. Était-ce un cri
humain ? Sans a t tendre, un
troisième succéda au deuxième, puis un autre, et
encore et e n core
comme si le premier eût été le signal donné
aux autres et que la voie fut ouverte. Au début intenses comme
des hurlements, ils dev e naient
moins puissants au fur et à mesure que la nuit avançait,
puis se transformaient en gémissements. Pour la première
fois de sa vie, R o main
Gilot entendait dans la nuit amazonienne monter cette étrange
et interminable mélopée. Il découvrait la
terrible plainte des b a gnards
de Saint-Laurent-du-Maroni.
«
Par moi l'on va dans la cité dolente, par moi l'on va dans la
do u leur
éternelle, par moi l'on va chez la race damnée... »
Romain
avait souvent descendu les cercles de l'enfer avec Dante et Virgile,
il avait passé le fleuve noir dans la barque de Caron et vu
les féroces Érynnies, Mégère, Alecto et
Tisiphone, et tel un spectre d é charné
Farinata se dresser hors du tombeau puant. Il avait vu les da m nés
se tordre de douleur au fur et à mesure qu'ils
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