La Dernière Bagnarde
Hélas,
cela n'avait pas été po s sible.
Depuis, elle avait réfléchi, et maintenant elle en
était certaine, Anne et Rose avaient raison. La seule s o lution
pour sortir de ce carbet où elle allait « crever »,
c'était se marier. Combien de mortes y avait-il eu déjà
? Marie ne les comptait plus. Elles y pa s saient
les unes après les autres. Il fallait faire vite. Oui, Marie
voulait revenir à la séance du jeudi et trouver son
mari. Il lui fallait impérat i vement
rassurer la mère sup é rieure
sur ses intentions et faire en sorte d'être désignée.
— On
vous a trompée, ma mère, s'empressa-t-elle. C'est vrai
que j'étais inquiète la première fois. Ces
hommes ont l'air si... fatigués.
Elle
avait failli se trahir et manquer le mot juste pour parler des
b a gnards.
La mère supérieure l'observa, intriguée, ne
s a chant
quoi penser de cette détenue dont on lui avait souvent dénoncé
l'isolement. La voir déguerpir serait sans doute une bonne
chose. Il fallait éviter les pr o blèmes.
— Eh
bien, vous irez, puisque vous le voulez. Mais... attention, si un
bagnard vous demande en mariage, il ne sera pas question de ref u ser.
Il
y avait comme une menace dans les paroles de la mère
sup é rieure.
Marie réfléchissait aussi vite qu'elle le pouvait. La
f a tigue
et l'état de délabrement de son corps ne l'aidaient
pas... Tout se confo n dait
dans son esprit et elle ne savait plus très bien si elle
désirait se marier, tenter de fuir à nouveau, ou
si m plement
revoir le bagnard qui lui avait parlé, entendre à
nouveau sa voix. Ressentir à nouveau ce trouble. En y
repensant elle se dit qu'il serait peut-être là. Elle ne
che r cha
pas à co m prendre
cette envie, elle pensait toujours à fuir,
mais une chose était sûre dans sa tête. Elle
voulait aller au parloir le jeudi su i vant.
— Bien
sûr ma Mère, répondit-elle alors avec fermeté.
J'a c cepterai
de me marier si on me le demande.
— Bon,
eh bien, je vous mettrai sur la liste. Mais... atte n tion,
faites bien comme je vous ai dit.
— Oui.
La
mère supérieure entendit avec circonspection ce «
oui » tomber de la bouche de Marie. Cette détenue
semblait bien sûre d'elle, il fa l lait
se méfier. Cette capacité à rester
aux aguets lui permettait de sentir si on
lui cachait quelque chose. Mais elle avait accepté, donc cette
d é tenue
irait au parloir. Simplement elle aurait
l'œil.
25
Romain
Gilot débarqua à Saint-Laurent-du-Maroni
avec des yeux émerveillés. Il s'était préparé à découvrir
un autre monde, il fut servi. Tout était si différent
ici. Les grands arbres de la sombre forêt qui e n serrait
les villas ravissantes et les baraques, les eaux boueuses du M a roni,
l'immense fleuve qui charriait lentement des morceaux de troncs
d'arbres arrachés à la jungle, les caïmans qui
glissaient sous les eaux et ces mi l liers
d'oiseaux au-dessus de la jungle qui poussaient des cris perçants
et volaient en bandes. Même de loin, on devinait les couleurs
flu o rescentes
de leurs plumages somptueux.
Romain
avait tant rêvé de voyages ! Il avait lu tant de récits
et im a giné
tant de grands paysages, tant de mystères aussi. L'étrange
ville qu'était Saint-Laurent avec ses habitants h a gards
et ses coloniaux en costumes blancs, prisonniers de ce cloaque au
cœur de la somptueuse jungle amazonienne ne pouvait que lui
plaire. La poussière des rues blanchissait les chaussures et
une odeur de pourriture suivait chacun de ses pas. Il serait
difficile ici d'être réglementaire. Romain le co m prit
dès
les premiers instants. Il
se sentit
à sa
place, là où il
y avait des
choses à faire.
— Alors
comme ça, vous êtes le nouveau ? C'est vous désormais
qui ferez les visites ?
— Oui, ma
mère, répondit-il avec le sourire.
Elle
nota qu 'il l 'avait
appelée « ma mère » sans difficulté, et
qu 'il
souriait avec une insouciance dont elle avait perdu l'hab i tude.
Pareille légèreté sentait le nouvel
arrivant. Elle lui dit combien elle était he u reuse
de savoir qu 'ainsi
les détenues seraient auscultées plus réguli è rement
et que des médicaments seraient donnés dès les
premières alertes d'épidémies. Elle expliqua que
sa jeunesse l'enchantait et qu'elle
espérait que lui aussi se trouverait bien à Saint-Laurent,
qu'il resterait longtemps, et qu'il ne les abandonnerait pas au
premier navire venu. Elle d e manda
aussi s'il était bien installé, s' il avait de la
famille et s'il ne lui
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