La Dernière Bagnarde
racheter les âmes perdues,
confortant par cette ultime générosité qui ne
lui coûtait rien la valeur de sa propre mission. Ces hommes ont
un passé chargé de fautes comme vous,
mais ils ont payé. Mai n tenant
ils sont libres. A vous de leur redonner confiance, vous seules
po u vez
quelque chose pour eux. Et en retour, j'en suis sur, ils vous
donneront le meilleur d'eux-mêmes.
Sur
ces derniers mots prononcés d'une voix lyrique, Il tourna les
t a lons.
Elles
seraient heureuses, disait cet homme. Marie n'imag i nait
même pas ce que cela pouvait vouloir dire... Elle avait non
seulement appris à se méfier des prêches, mais
elle ne s'était jamais fait du mariage une idée
romanesque comme en ont les jeunes filles bien nourries et pr o tégées
du mal. Sa condition de petite bonne à tout faire dans des
ma i sons
où les femmes servaient debout et portaient en rentrant du
ma r ché
les plus lourdes charges pour se voir bien trop souvent agonir
d'i n jures
et même de coups lui avait donné de l'union de deux
êtres une vision peu tentante. Elle ne se souvenait pas d'avoir
surpris un seul baiser d'amour, ou un geste de tendresse. Dans les
campagnes, la vie était rude, et, pour le chef de famille,
seule comptait la terre. Les champs, les vignes, les troupeaux. À
aucun moment dans cet homme qui prônait les vertus salv a trices
du mariage Marie ne sentit s'éveiller en elle le moindre
soupçon de révélation. La violente réalité
des choses de ce monde l'avait atteinte bien trop tôt pour
qu'elle puisse croire au « bonheur ». Comment, dans ce
carbet rempli de femmes e n laidies
par les fièvres et les manques, comment, devant ces corps déjà rongés
par le mal, aurait-il été possible d'entendre ces mots
qui pa r laient
d'union et de félicité ? Tout en Marie n'était
occupé que par une seule et unique obsession : fuir. Loin.
Aller jusqu'à cette ville où m è nent
les rails de l'allée des bambous. Arriver jusqu'à sa
lumière. Ce n'était pas une idée d'évasion,
de se « faire la belle », mais plutôt un terrible
besoin de retrouver la sol i tude
et, ainsi, la paix. À ce moment où la pression au
carbet était devenue insoutenable, ce désir lui do n nait
la force de continuer à vivre, à se nourrir même
de peu alors que son estomac se refermait de plus en plus et qu'il
devenait très doulo u reux
d'avaler la moindre bouchée. Cet espoir lui permettait aussi
de mieux supporter les autres, et d'aller en promenade malgré
les sou f frances
du corps tout entier. Car au moment où elle passait devant
l'a l lée,
la faim, la f a tigue,
les douleurs incessantes, l'horrible promiscuité, tout
disparaissait, et elle mesurait combien sa volonté d'en sortir
était encore puissante.
24
Les
rencontres des détenues avec les bagnards, leurs futurs maris,
devaient avoir lieu le jeudi. Quand ce jour arriva, Marie vit dans sa
convocation au kiosque par la mère supérieure
l'o c casion
rêvée pour s'enfuir. Elle était prête à
prendre tous les risques.
— Et
tu comptes y aller
comme ça ? Éberluée, Marie regarda la d é tenue
qui lui posait cette
étonnante question. Celle-ci avait poudré son front et
ses joues à l'aide
d'une sorte de farine qu'elle avait dû chapa r der
en cuisine et peint ses lèvres avec un affreux rouge pâteux
à l'or i gine
douteuse. V i siblement
elle avait cherché à se mettre sur son trente et un
pour la v i site
des bagnards. Le résultat était ignoble. Anne était
une détenue a s sez
agitée, elle ne cessait de répéter qu'elle avait
deux enfants en France qui n'avaient qu'elle et qu'elle devait les
retrouver, qu'on avait dû se tromper en les lui enlevant.
— Écoute,
Marie, insista-t-elle avec conviction, tu dois t'arranger un peu
mieux, sinon tu n'attireras a u cun
homme.
Le
visage creusé et la peau jaunâtre, elle avait relevé
sa maigre chevelure sur le côté et, dans un sursaut
d'audace, se souvenant sans doute de gestes féminins qu elle
acco m plissait
autrefois, elle y avait planté une fleur d'hibiscus au rouge
i n cendiaire
qui soulignait toute l'horreur de sa décrépitude. Elle
so u riait
de sa bouche édentée et faisait des mines, se préparant
au mieux pour la grande rencontre. On aurait dit un cadavre dégu i sé.
— Tu
m'entends ? C'est le moment ou jamais pour attraper un homme.
Attraper
un homme ! Quel effrayant propos !
— Je
n'en veux pas.
Marie
avait répondu sans réfléchir, un cri qui lui
était sorti de la gorge.
—
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