La dernière nuit de Claude François
lui, c’est la douche froide.
— Si tu acceptes ce contrat, je ne te parlerai plus.
Il ne parlera plus à son père. Il choisira la musique : la batterie, il n’y a rien de tel pour extérioriser sa rage.
Après la saison, Claude cachetonne à l’hôtel Provençal de Juan-les-Pins, où il commence à pousser la chansonnette, pour le plus grand plaisir du public féminin. Puis Louis Frosio l’engage dans le Grand Prchestre du casino de Monte-Carlo. Il joue de la batterie, danse et chante. Tous les soirs, il fait un tabac en interprétant en arabe « Mustapha », de Bob Azzam.
Dans les coulisses, il sympathise avec le cuisinier.
— J’ai un chien, lui dit-il un jour. Tu ne pourrais pas me garder les restes ?
Il vit désormais dans une chambre de bonne, mais il rapporte tous les jours son butin à l’immeuble Continental, où son père refuse toujours de lui parler. Claude souffre de le voir se suicider à petit feu : Aimé ne pèse plus qu’une quarantaine de kilos. Il se sent coupable, comme si sa décision de faire de la musique avait été l’épreuve de trop. Il aimerait lui dire : ça marche pour moi, et ça va encore mieux marcher, toute la famille en profitera. Chouffa essaie de renouer le dialogue entre le père et le fils, sans succès : Aimé s’est coupé du monde et de la vie. Début 1961, il est victime
d’une mauvaise grippe avant d’être rattrapé par une phtisie galopante.
Claude accourt. Tous les jours, il vient, espérant renouer le dialogue interrompu. Il veut lui parler, lui dire son amour.
Le jour où le médecin annonce que la fin est proche, Chouffa s’approche de son lit.
— Josette est à côté, tu veux la voir ?
D’un geste, il acquiesce.
— Claude est là aussi…
Long silence.
De la main, il fait un signe qui dit clairement : Non, je ne veux pas le voir.
Claude, qui a aperçu la scène par l’entrebâillement de la porte, s’en va en silence. Quelques heures plus tard, Aimé meurt. À cinquante-trois ans. Une disparition prématurée qui sera pour beaucoup dans l’urgence avec laquelle Claude vivra désormais son existence, lui qui, jusque-là, aimait prendre du bon temps.
Il vient d’apprendre que la vie pouvait avoir une fin.
Toute son existence, il s’en voudra d’avoir, par ses choix de vie, suscité le rejet de son père.
Symboliquement, son premier succès, « Belles ! Belles ! Belles ! », sera une manière de reprendre la discussion là où les deux hommes l’avait laissée.
Un jour mon père me dit fiston
J’te vois sortir le soir
À ton âge, il y a des choses
Qu’un garçon doit savoir…
Pour l’occasion, Jean-Jacques Tilché, son directeur artistique, lui propose de prendre un pseudonyme à consonance anglo-saxonne. C’est la grande mode : Jean-Philippe Smet se fait appeler Johnny Hallyday ; Claude Moine, Eddy Mitchell ; Hervé Forneri, Dick Rivers. La jeunesse ne jure que par l’Amérique : les jeans, le Coca, les juke-box, le rock. Tout ce qui vient d’outre-Atlantique respire l’innovation, la modernité, la liberté. La France, c’est l’académisme, le général de Gaulle et cette guerre d’Algérie qui n’en finit pas.
— Claude François, ça n’ira pas, lui répète-t-il.
— Écoutez, c’est mon nom et je n’ai pas du tout envie d’en changer.
Le patronyme, c’est le symbole de l’identité. On lui a pris l’Égypte, son enfance, son bonheur, il ne veut pas se retrouver dépossédé,
floué, spolié de son nom. Il restera à jamais Claude François, fils d’Aimé et Lucia François.
— J’ai déjà renié des tas de principes de mon père, avoue-t-il.
— Votre père ? Passez-le-moi au téléphone !
— Il est décédé.
— Eh bien, alors ? Il ne doit plus s’en faire pour vous.
— Si, il me voit de là-haut.
Les femmes seront longtemps pour lui synonyme de souffrance.
Sa première petite amie, il l’avait rencontrée à Ismaïlia. Blonde, les cheveux lisses et longs, les yeux bleus, le nez retroussé, le corps longiligne, svelte. Elle était coquette et un peu garce : elle lui tirait la langue en lui disant qu’il était moche, lui, l’ange blond qui faisait craquer tout le monde. Elle avait déjà tout compris aux hommes : il faut d’abord les repousser pour mieux les attraper.
Claude en pinçait pour Benjamine Begouin. Et puis, il y avait eu le déménagement de ses parents à Port Tewfik. Les amours d’enfance ne résistent pas au monde des
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