La Fausta
bravoure. Cependant sœur Philomène avait joint les mains avec admiration :
— Comme vous devez être brave ! dit-elle.
— Malheur à moi ! songea Croasse. Cela se voit donc ?… Que me voulez-vous, ma digne femme ? ajouta-t-il tout haut.
L’effet non pas de la question mais de la voix fut tel que Croasse en demeura saisi de stupeur.
— Oh ! la belle voix ! s’écria Philomène avec une admiration croissante.
— J’ai été chantre, dit modestement Croasse.
— Chantre ! Mais vous êtes d’église, alors ? palpita Philomène.
— Je l’ai été, ou presque. Maintenant, je suis homme de guerre.
— Un chantre ! répéta Philomène. J’ai toute ma vie souhaité de connaître un chantre, de voir de près et de toucher un chantre. Mais j’avoue que je n’ai jamais rêvé un chantre aussi grand…
— Le fait est que je dépasse six pieds en hauteur, dit Croasse toujours avec modestie.
— Et qui eût une voix aussi magnifique !
— Je donnais sans difficulté les plus basses notes du plain-chant.
— Oh ! soupira Philomène, comme vous avez dû être admiré lorsque vous chantiez au lutrin ! Vous avez dû en faire des conquêtes, en ce temps-là !… Où chantiez-vous ?
— A Saint-Magloire.
— Belle paroisse et bien fréquentée de jeunes et belles dames…
Croasse retroussa ses moustaches et tâcha de leur faire prendre un pli conquérant.
— Il est certain, dit-il, qu’il n’a tenu qu’à moi, à cette époque d’être un grand bourreau de cœurs. A telles enseignes que la servante du bedeau elle-même me dit un jour en termes formels : « Monsieur Croasse, si vous n’aviez pas des jambes de héron, des bras comme des échalas de vigne, un nez aussi miraculeux et une tête à donner le mauvais rêve, certainement vous seriez un bel homme… »
— Ainsi, vous vous appelez M. Croasse ?
— Oui : Croasse…
— Quelle voix ! Quelle voix ! dit Philomène. Un beau nom, foi de Philomène.
— Ah ! Vous vous appelez Philomène ?… Or ça, reprit tout à coup Croasse en devenant méchant, pourquoi toutes ces questions ? et que me voulez-vous ?
Philomène demeura interloquée. Elle n’avait pas prévu cette question si simple. Au fait, que voulait-elle ?… Qu’était-elle venue chercher auprès de Croasse ?… Hélas ! Elle le savait à peine ; ou, plutôt, elle ne le savait pas du tout.
Philomène — sœur Philomène — vivait depuis treize ans dans le fantastique couvent. Elle avait quarante-cinq ans, et paraissait dix ans de plus ; elle avait toujours été trop laide pour tomber dans le péché. En réalité, elle avait toujours enragé de ne pouvoir commettre le détestable péché, objet de ses récriminations et de ses imprécations quotidiennes.
Philomène n’était pas une dévergondée. Le langage impudique qu’elle tenait au grand Croasse, les œillades qu’elle lui décochait, toute cette manœuvre d’une naïveté excessive n’étaient que le résultat d’une profonde ignorance. Seulement, cette ignorance était enragée.
Devant la question du prudent Croasse qui avait tout à coup soupçonné en elle un ennemi, Philomène baissa donc les yeux, soupira et se mit à lisser le bout de son tablier, comme eût pu faire une petite fille à qui on dit pour la première fois qu’elle est jolie. C’était grotesque, c’était hideux, c’était navrant peut-être, mais c’était d’une profonde et humaine sincérité : Philomène, sœur Philomène avait reçu le coup de foudre ! Et le vainqueur de ce vieux cœur resté si jeune, c’était l’intrépide Croasse !…
— Enfin, reprit Croasse de cette belle voix qu’admirait tant Philomène, vous n’êtes pas venue seulement pour le plaisir de me contempler, je pense ?
Philomène releva les paupières, et avec la hardiesse de son innocence répondit :
— Si fait !… vous êtes si beau !…
— Oh ! oh ! songea Croasse. Est-ce que j’étais aussi, sans le savoir, un bourreau de cœurs ?…
Croasse médita quelques instants sur cette singulière destinée qui lui avait laissé ignorer jusqu’alors de quoi il était capable en guerre et en amour. Il examina d’un œil plus bienveillant Philomène qui palpitait et la vit moins laide, moins vieille qu’elle n’était.
Voyant l’effet que ce mot avait produit sur Croasse, Philomène s’enhardit encore et murmura :
— Je venais vous prier de visiter avec moi nos jardins… il y a des fleurs et des
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