La Fausta
brides ; les chevaux échappés, d’abord une vingtaine, furent cinquante en quelques secondes, quatre cents en moins d’une minute, et ce fut sur la place, dans tous les sens, parmi des imprécations, des cris de rage et de douleur, des hennissements furieux, la chevauchée de l’Apocalypse, les quatre cents bêtes furieuses balayant la Grève à coups de poitrail, tandis que le bûcher de Madeleine Fourcaud jetait une dernière lueur, et que toute seule sur l’estrade, devant cette débâcle qui anéantissait ses projets, Fausta tomba sur un fauteuil, évanouie…
Charles d’Angoulême, fou de stupéfaction devant ce prodigieux spectacle, entendit tout à coup une voix éclatante :
— En avant, par tous les diables ! C’est bien le moment de vous extasier d’amour !…
Il vit Pardaillan près de lui… Pardaillan monté sur un cheval qu’il venait d’arrêter par la bride… Pardaillan ruisselant de sang et de sueur, terrible, flamboyant.
— En avant ! rugit Pardaillan.
Et il s’élança vers le point de la Grève où il n’y avait plus personne, c’est-à-dire vers le fleuve, la foule ayant redouté d’être poussée à l’eau, et ayant fui surtout par les rues. Charles suivit… En quelques instants, ils eurent gagné la ligne des berges…
— Fuyez, dit Pardaillan. Gagnez votre hôtel et attendez-moi là…
— Et vous ? haleta le jeune duc.
— On nous poursuit. Je vais tâcher de les entraîner. Si nous fuyons ensemble, on saura où nous sommes, et ce sera encore un siège après la jolie bagarre que nous venons d’avoir.
— Mais…
— Fuyez, par l’enfer !… Les voici !…
Pardaillan, levant sa rapière, cingla la croupe du cheval de Charles, qui partit à fond de train. Quant à lui, il demeura sur place, immobile, regardant d’un œil étrange la tunique blanche de Violetta qui s’envolait et bientôt disparut au loin… Charles était sauvé !… Violetta était sauvée !
Pardaillan poussa un profond soupir. Son regard s’embua… Que lui rappelait donc cette tunique blanche qui venait de disparaître ?… Quels héroïques et charmants souvenirs se levaient dans l’âme du héros ?… Un nom, tout bas, à peine murmuré, voltigea sur ses lèvres… Le nom de celle qui avait été sa bien-aimée, à lui…
A ce moment, tout près de lui, un long hurlement, venant de la place de Grève, retentit. Pardaillan tressaillit violemment, comme un homme arraché à un beau rêve, et avec une sorte d’étonnement plus héroïque peut-être que tout ce qu’il venait de faire, il se retourna et regarda.
Nous disons qu’il regarda avec étonnement, comme si ce hurlement ne l’eût pas menacé, comme si cette trombe de cavaliers qu’il voyait arriver ne se fût pas ruée à sa poursuite, à lui.
En effet, Pardaillan était une nature d’une excessive sensibilité. Sous ses dehors toujours un peu froids, sous ses attitudes à la fois théâtrales et ironiques, il cachait une imagination prodigieuse. Cette imagination, en cette minute, l’avait transporté de seize ans en arrière. Il oubliait la formidable aventure de la place de Grève.
Toute cette série d’événements, le combat avec Fausta, la lutte suprême pour arracher le duc d’Angoulême au suicide, la survenue de Croasse annonçant que Violetta était vivante, l’arrivée sur la Grève, les bûchers, la foule, les cris de mort, la ruée vers la condamnée, la chevauchée fabuleuse des quatre cents chevaux, la fuite, tout cela venait de transposer son esprit en des situations passées, et aboutissait à la vision de la femme qu’il avait aimée vivante, et dont, morte, il gardait au cœur l’ineffaçable souvenir.
Mais ni Guise, ni Fausta, ni Maineville, revenu de son étourdissement, ni Bussi-Leclerc, ni cent autres n’avaient aucune raison de l’oublier. Sur la place de Grève, balayée en tous sens par la fuite éperdue des chevaux, après les premières minutes d’effarement, tous ces gens enragés de fureur s’élancèrent.
Guise et Fausta demeurèrent seuls près de l’estrade.
Il n’était plus question de marche triomphale vers Notre-Dame et vers le Louvre !…
Cependant, en quelques minutes, une cinquantaine des chevaux furent arrêtés enfin. Une troupe se forma, qui s’élança à la poursuite de Pardaillan. Ils étaient presque sur lui au moment où leur cri de mort l’éveilla, pour ainsi dire. Violemment ramené du rêve à la réalité, Pardaillan piqua son cheval
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