La Femme Celte
la
mémoire. Ce mythe n’est d’ailleurs pas tellement théologique, il est
essentiellement social. Dans une société paternaliste, Lilith a été refoulée
pour laisser place à Ève. Ève représente donc la
femme vue, éduquée, modelée par l’homme . Ève est incomplète, il lui
manque quelque chose : cet aspect Lilith qu’elle prend quelquefois
lorsqu’elle se révolte, cet aspect qu’a pris Ève en mangeant la pomme, cet aspect que prendra la Vierge Marie en donnant naissance
à un fils qui se révoltera contre la loi du Père et imposera une nouvelle loi,
l’Évangile (la bonne parole) du Fils (et de la Mère). Ainsi s’étale devant nous le passage du Judaïsme
(Paternalisme) au Christianisme primitif (Maternalisme), lequel sera immédiatement
récupéré par les tenants du Paternalisme et détourné de ses véritables buts.
En fait, Ève, la femme, est aliénée .
Elle ne possède pas son entière personnalité. Elle « ne sera que l’image
de la forme châtrée (de Jéhovah et d’Adam) et non pas l’image de la partie féminine
de Dieu. De cette façon, la représentation d’une forme du désir d’une moitié de
l’ex-toute-puissance divine est écartée et devient aussi silencieuse que le
vagin d’une petite fille [227] ». Ève est la femme muette , l’ombre de la femme, presque un fantasme.
La femme réelle, c’est Lilith. Et dans le mythe celtique, Blodeuwedd, née des fleurs , car c’est le sens de son nom, n’est
qu’une ombre de femme : elle est création artificielle de l’esprit mâle de
Gwyddyon, elle n’est qu’un reflet châtré de
l’homme. Mais lorsqu’elle se révolte, elle abandonne son aspect d’Ève pour
revêtir celui de Lilith. Elle n’est plus aliénée. Autrefois née des fleurs et
attachée à la terre, elle devient oiseau de nuit : elle pourra désormais
apparaître à tout homme pendant la nuit ,
c’est-à-dire pendant que le sommeil permettra à l’inconscient de surgir dans le
rêve.
Car tout homme, insatisfait au fond de lui-même, et n’osant
pas se l’avouer, rêve de Lilith-Blodeuwedd qui seule pourrait combler son désir
d’infini, car l’Ève qu’il a ses côtés n’est plus qu’une caricature de la
féminité, même si c’est lui qui l’a voulu ainsi. Nous prendrons pour illustrer
ce thème deux exemples littéraires récents qui semblent procéder de cette préoccupation
et qui, en tout cas, s’articulent parfaitement sur le mythe.
Le premier est l’ Histoire de l’œil de Georges Bataille, ouvrage pornographique s’il en fut, mais d’une telle
beauté, d’une telle valeur poétique et d’une telle profondeur, qu’il suffirait
à réhabiliter ce genre littéraire quelque peu tombé en des mains mercantiles et
sordides.
Histoire de l’œil (Georges Bataille) Deux adolescents, le narrateur et Simone se livrent à des
jeux sexuels qui reflètent les obsessions de l’auteur, d’ordre familial et
social. Un jour, alors que se déchaîne un orage, au bord de la mer, Simone et
le narrateur pratiquent un de leurs jeux et sont surpris par une autre
adolescente, Marcelle (« la plus pure et la plus touchante de nos
amis »). Ils la font participer à leur activité dans une atmosphère de
frénésie et de démence. Un autre jour, ils invitent des jeunes gens et des
jeunes filles à une surprise-partie qui se termine en orgie. Marcelle est là
(« La vue de Marcelle rougissante nous avait troublés ; nous nous étions
compris, Simone et moi, certains que rien ne nous ferait reculer
désormais »). Au cours de l’orgie, Marcelle s’enferme dans une armoire pour parvenir à un orgasme
solitaire. Mais elle devient folle. Marcelle est enfermée dans un asile. Le
narrateur vit en cachette dans la chambre de Simone et se livre toujours avec
elle à des jeux sexuels puérils qui
n’aboutissent jamais à l’acte parce qu’il leur manque la présence de Marcelle.
Ils imaginent alors Marcelle avec eux, dans leurs fantasmes (« D’ailleurs les
régions marécageuses du cul – auxquelles ne ressemblent que les jours de rut et
d’orage ou les émanations suffocantes des volcans, et qui n’entrent en
activité, comme les orages et les volcans, qu’avec quelque chose d’un désastre
– ces régions désespérantes que Simone, dans un abandon qui ne présageait que
des violences, me laissait regarder comme en hypnose, n’étaient plus désormais
pour moi que l’empire souterrain d’une Marcelle suppliciée dans sa
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