La Femme Celte
tout-puissant : ils
disent à Diarmaid qu’il n’y a pas autre chose à faire qu’à partir avec Grainné,
et cela au mépris de toutes les lois humaines et divines. Il semble que la
puissance du geis se place au-dessus des
juridictions divines et humaines. Le geis suspend tout ce qui a été réglé antérieurement et à une ancienne situation
qu’il détruit, il en substitue une nouvelle par la volonté même de celui ou de
celle qui en a l’usage.
Car si primitivement l’usage du geis devait être réservé à la caste sacerdotale, druides ou fili , ou encore magiciens analogues aux shamans de
l’Asie et de l’Europe orientale, il apparaît que d’autres personnes s’en sont
emparé. Les textes les plus récents font état de geis lancés par de simples particuliers. Mais dans l’histoire de Diarmaid et
Grainné, c’est une femme qui prononce l’incantation magique, et il n’est pas
dit que ce ne soit un souvenir d’une époque antérieure où les femmes, en tant
que prêtresses, législatrices, ou même sorcières, avaient la possibilité
d’imposer leur volonté par des moyens rituels, religieux et magiques. À
considérer les traces de système gynécocratique que l’on discerne dans la
société celtique, cette opinion n’aurait rien d’invraisemblable.
D’ailleurs les récits historiques concernant la fondation de
Marseille signalent une coutume des Salyens, peuple classé comme
« celto-ligure », qui se rapproche de notre sujet. C’est au cours
d’un festin que la fille du roi des Salyens choisit elle-même parmi ses
prétendants celui qui sera son époux. Ce détail est à rapprocher de la
cérémonie indienne du svayamvara où c’est
également la jeune fille qui choisit son époux parmi les prétendants assemblés.
Il n’est pas jusqu’à l’ Odyssée qui n’ait gardé
le souvenir de ces institutions gynécocratiques : car comment expliquer
autrement l’attitude de Pénélope recevant chaque jour ses prétendants dans le
palais ? Elle tergiverse tant qu’elle peut, certes, retarde continuellement
son choix, prend prétexte de la fameuse tapisserie, mais en fait, elle est là
pour choisir, et aucun des prétendants ne serait assez fou pour s’imposer à
elle par la violence. Ce ne serait pas légal.
C’est donc dans un contexte social hérité d’une ancienne civilisation
aux tendances gynécocratiques qu’il faut envisager le geis lancé par Grainné sur Diarmaid. Mais nous avons
bien d’autres exemples d’un tel geis , et le
plus célèbre est celui lancé, à peu près dans les mêmes conditions, par
l’héroïne Deirdré sur Noisé, le fils d’Usnech, geis qui est le point de départ d’une des plus sombres histoires du grand légendaire
celtique.
Le Meurtre des fils
d’Usnech (Irlande) : Au moment de la naissance de Deirdré, le
druide Cathbad prophétise que cette fille sera cause de bien des meurtres parmi
les Ulates. Mais après ces avertissements [391] , les Ulates veulent
tuer l’enfant. Alors le roi Conchobar s’oppose à leur projet : il prend la
fille sous sa protection, déclare qu’il se charge de son éducation et qu’il se
la réserve comme épouse [392] . Deirdré devient ainsi
une belle jeune fille et Conchobar s’arrange pour qu’aucun homme ne puisse la
voir. Or, un jour, Deirdré aperçoit sur la neige un corbeau qui boit le sang
d’un animal blessé. Elle s’écrie : « Le seul homme que j’aimerai sera
celui qui portera ces trois couleurs : la chevelure comme le corbeau, la
joue comme le sang et le corps comme la neige [393] . »
Et un peu plus tard, Deirdré rencontre par hasard Noisé, fils d’Usnech, qui
correspond étroitement à l’image que s’était faite la jeune fille de son amant
idéal [394] . Elle commence par
s’offrir franchement à Noisé. Mais celui-ci, comme Diarmaid, a des
principes : il la repousse, car il ne peut jeter les yeux sur une fille
qui est promise au roi Conchobar. Alors Deirdré se précipite sur lui « et
le prend par les oreilles : « voici deux oreilles de honte et de
moquerie, dit-elle, si tu ne m’emmènes pas avec toi [395] ! »
Noisé tente une dernière fois de conjurer le geis :
« Éloigne-toi de moi, ô femme », dit-il. – “Je serai à toi”, dit-elle.
Aussitôt il fit entendre sa voix [396] . Quand les Ulates
entendirent la voix, ils se jetèrent l’un sur l’autre. » Les frères de
Noisé viennent aux nouvelles. Noisé leur raconte ce qui s’est
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