La Femme Celte
en fait les frais. L’orgasme masculin, toutes les études
médicales sur ce point sont d’accord avec les observations de la Psychanalyse,
plonge l’individu dans un état proche de la mort. C’est la grande déchirure par
laquelle le mâle « décroche du réel » pendant une fraction de
seconde, et après laquelle, biologiquement il n’a plus de raison d’exister
puisqu’il a transmis sa semence et que celle-ci peut donner naissance à un
nouvel être. « L’expulsion des produits sexuels dans l’acte génital, dit
Freud, correspond à peu près à la séparation du soma [455] et du germen [456] ;
c’est pour cela que la satisfaction sexuelle totale ressemble à la mort. »
Mais cette petite mort n’en
est quand même pas une pour l’être humain [457] . Et cela parce que
l’orgasme, si complet soit-il, n’arrive cependant pas à la satisfaction totale . Comme on le dit d’une façon quelque peu
vulgaire, il faut qu’il en reste pour le lendemain. La nature même du désir est
« de ne jamais être totalement satisfait, ce qui est la condition de sa
renaissance [458] ». La vie étant un
perpétuel élan vers quelque chose, le désir en est la motivation profonde.
C’est bien ce que disait Schopenhauer en prétendant que l’homme trouverait le
repos et le bonheur dans une sorte de nirvâna lorsqu’il aurait réussi à abolir le vouloir-vivre ,
c’est-à-dire tout désir de vivre, et par conséquent tout désir pur, celui-ci
conduisant à une renaissance perpétuelle.
Alors, comme il s’agit d’étudier le mécanisme véritable du
mythe de Tristan et Yseult (et Diarmaid et Grainné, et Noisé et Deirdré), nous
ne pouvons qu’y appliquer ces constatations. Et ce sera d’abord pour donner
tort, une fois de plus, à Denis de Rougemont lorsqu’il affirme :
« L’ardeur amoureuse… est une flambée qui ne peut pas survivre à l’éclat
de sa consommation. Mais la brûlure demeure inoubliable, et c’est elle que les
amants veulent prolonger et renouveler à l’infini. » Voilà bien une idée
issue d’un romantisme superficiel et d’un wagnérisme suspect. Cette fameuse
brûlure n’est autre que le désir lui-même, qui n’a jamais été satisfait. Et
l’amour de Tristan et Yseult, modèle de l’amour parfait, se confond avec un désir jamais satisfait totalement et qui oblige les
amants à recommencer perpétuellement. Ils ont approché la mort, ils ont
ressenti la petite mort , mais ils ne sont
jamais vraiment morts. Ils ont surgi de la torpeur qui suit l’orgasme, plus
décidés que jamais à recommencer : c’est cela la permanence, la pérennité
de l’amour avec un grand A, la possibilité de recommencer indéfiniment le même
acte. Car si, du premier coup, ils avaient eu la pleine satisfaction de leur
désir, ils n’auraient plus jamais eu envie de recommencer. Quant à la mort
tragique qui termine les aventures de Tristan et Yseult, de Diarmaid et
Grainné, de Noisé et de Deirdré, et de bien d’autres encore, ce n’est pas la
consécration de leur amour par la satisfaction totale de ce désir, mais la
vengeance de la société qui ne peut pas tolérer de les voir ainsi uniquement
préoccupés d’eux-mêmes. N’est-il pas significatif de voir une vigne et un
rosier surgir des tombes de Tristan et Yseult et s’entrelacer, prouvant ainsi
que tout continue après la mort, et que les deux amants se cherchent encore,
éternellement. C’est d’ailleurs une constatation beaucoup plus belle et
beaucoup plus poétique que le liebentodt morbide auquel on nous a trop habitué.
Car au fond du philtre, répétons-le, et on ne le répétera jamais
assez, il y a des choses diablement intéressantes .
Ce sont ces choses que cherchent les amants dans leurs étreintes. Le pouvoir du geis a été tel qu’ils ont obtenu la
connaissance de ce qu’il y avait , de toutes
les possibilités qui s’offraient à eux. À partir de ce moment, il n’existe plus
rien d’autre que cela, il n’y a plus d’univers, plus de société, plus de lois,
plus de liens familiaux. C’est l’ultime transgression de tous les tabous
ancestraux, de tous les partis pris, de tous les engagements antérieurs. Une
situation nouvelle est créée par le geis , et
cette situation, en déséquilibre constant par rapport aux normes existantes,
mais aussi en progression constante, permet aux amants d’envisager une
situation idéale paradisiaque où seront réalisés enfin tous leurs
Weitere Kostenlose Bücher