La Femme Celte
lui et se changent en trois grands poissons, pour poursuivre
l’anguille. Mais celle-ci s’envole alors, sous la forme d’une colombe, et
s’élève très haut en l’air, au-dessus de la ville. Les trois grands poissons la
poursuivent encore sous la forme de trois éperviers ». Puis la colombe se
change en bague d’or qui tombe dans un baquet que remplissait une servante. La
servante met la bague à son doigt. Les trois éperviers se changent en trois
musiciens qui vont jouer sous les fenêtres du château et réclament pour
récompense la bague d’or de la servante [452] . Mais Koadalan reprend
un instant sa forme d’homme pour dire à la servante de ne donner la bague qu’en
la jetant dans un grand feu où les musiciens iront la chercher. Ainsi est fait.
Mais la bague d’or se change en grain qui [453] se trouve dans le
grenier. Les musiciens deviennent trois coqs qui se mettent à chercher le
grain. Alors le grain se change en renard qui croque les trois coqs. Koadalan
est débarrassé des diables. Quand il devient vieux, Koadalan, qui ne veut pas
mourir et qui possède le secret pour re-naître, prend ses dispositions. Il fait
venir une femme allaitant son premier-né, lui propose de demeurer six mois dans
son château moyennant cent écus par mois. Elle ne devra voir personne, pas même
son propre mari. Et Koadalan lui dit : « Je serai mis à mort et haché
menu comme chair à saucisses ; puis, mon corps, ainsi réduit en morceaux,
sera mis dans une grande terrine. Cette terrine sera enfouie dans un tas de
fumier chaud, et deux fois par jour, pendant six mois, à midi et à trois
heures, il vous faudra venir, une demi-heure chaque fois, répandre le lait de
vos seins sur le fumier, à l’endroit où se trouvera la terrine. Mais prenez
bien garde de vous endormir pendant que vous répandrez le lait de vos seins. Au
bout de six mois, si vous faites exactement ce que je vous recommande, je me
relèverai tout entier de la terrine, plein de vie et de santé, et plus fort et
plus beau que je ne fus jamais ; et alors je ne mourrai plus
jamais. » Tout est fait comme le demande Koadalan. Pendant des mois la
femme accomplit son office, mais trois jours avant que le terme arrive, elle
s’endort sur le tas de fumier. « Quand on découvrit la terrine, on retrouva
le corps de Koadalan tout entier, sorti du vase [454] et sur le point de se relever. Encore trois jours et il aurait réussi ! »
(Conté par Jean-Marie Guézennec, charpentier à Plouaret et recueilli par Luzel
en 1869, Revue celtique , II, p. 106-131.)
Cette étrange histoire de Koadalan, le « Taliesin armoricain »,
fait songer à quelque rituel antique de régénération. On pense à Pélops,
démembré et mis à bouillir dans le chaudron de Clothô. On pense à Osiris
démembré par Typhon et reconstitué par Isis. Car la femme est là. C’est la
déesse-jument, protectrice de Koadalan, qui lui a donné la possibilité
d’échapper aux trois diables en se métamorphosant. C’est encore elle qui lui a
donné la recette pour renaître dans un corps immortel. Pour cela il est
nécessaire de mourir, du moins provisoirement. Faust pour rajeunir n’avait pas
eu besoin de cette « cuisine », mais il avait dû vendre son âme à
Méphisto. Koadalan ne vend pas son âme. Mais il ne réussit pas, à cause d’une
inattention de la part de la femme. Et quelle est cette femme ? Le
substitut de la déesse, la Nourricière, la Pourvoyeuse, celle que les Indiens
appelle Anna Pourna, les Latins Anna Parenna, les Bretons sainte Anne. C’est de
son lait qu’elle alimente Koadalan démembré et réduit en chair à pâté. Et où se
trouve-t-il ? dans une terrine, ou un vase, image de la matrice. Et ce
récipient est lui-même placé sous du fumier. On pense à la réflexion de saint
Augustin : « nascimur inter faeces et urinam ». Mais le fumier
est chaud, on le sait, c’est un endroit parfaitement favorable réellement et
symboliquement à la maturation d’un être. Et de toute façon, il faut bien ramper
dans la caverne remplie d’exhalaisons fétides, dans le labyrinthe sale et
obscur, dans les eaux croupies des étangs, si l’on veut découvrir le palais
enchanté de la déesse et s’ouvrir à ce monde étrange et paradisiaque sur lequel
elle règne.
L’acte d’amour est lié à la mort, c’est bien connu. Chez certains
animaux, comme la mante religieuse, le coït est suivi du repas nuptial, mais
c’est le mâle qui
Weitere Kostenlose Bücher