La Femme Celte
fontaine, ne meurt pas vraiment :
« Elle vécut une année entière, avec son petit chien, dans sa chambre sous
le lac. » Comme elle finit par s’ennuyer, elle désire se transformer en
poisson : « À ces mots, elle prit la forme d’un saumon ; seuls
sa figure et ses seins ne changèrent pas. » Elle vit ainsi pendant trois
cents ans avant d’être repêchée par saint Congall qui la baptise sous le nom de
Muirgen (= née de la Mer).
Nous avons là ample matière à réflexion. Dans ces trois versions
de la même légende, un élément domine tout : le rôle de la Femme, en
quelque sorte gardienne de l’eau, et responsable, par son inattention ou sa
propre faute, de l’inondation qui déferle sur la ville ou sur le pays. La
version de la ville d’Ys est évidemment très christianisée, mais il est facile
d’y voir les traces de la lutte qui opposait, à la fin du V e siècle, époque supposée de la submersion
d’Ys, le christianisme au paganisme. En effet, Dahud-Ahès rejette le
christianisme qu’a adopté son père Gradlon. Elle est donc pécheresse,
« impudique » vouée à l’abîme de l’Enfer, tandis que Gradlon est
sauvé par l’intervention de saint Gwennolé, symbole du nouvel ordre religieux.
Mais les traditions païennes ont la vie dure : la ville d’Ys vit toujours
au fond des eaux, Dahud-Ahès également. Et un jour, la ville d’Ys ainsi que
Dahud-Ahès ressusciteront, comme les anciens dieux du paganisme occultés par le
christianisme, c’est-à-dire, à bien comprendre, les structures mentales
celtiques éclipsées et étouffées par les nouvelles doctrines. En ce sens, la
légende est déjà très significative.
Mais qui est donc Dahud-Ahès ? Le problème mérite
d’être posé puisque c’est le personnage principal du drame. Il n’est pas
difficile de donner un sens au nom de Dahud :
il provient en effet d’un ancien * dagosoitis ,
ce qui signifie « la bonne sorcière ». L’étymologie est parfaitement
en rapport avec le caractère païen du personnage que la légende nous montre en
opposition farouche au christianisme. D’autre part, elle est vraiment sorcière,
elle possède des pouvoirs magiques, et l’on sait que souvent, dans les
traditions populaires, les pouvoirs magiques sont la dégénérescence – ou la
réminiscence – des pouvoirs divins ou des pouvoirs attribués aux divinités. Dahud
serait donc une ancienne déesse bretonne honorée dans la région de la pointe du
Raz et dont le souvenir se serait perpétué sous l’aspect de la « bonne
sorcière ».
Ce qui paraît inexplicable, c’est la confusion entre Dahud
et Ahès. Si l’on analyse le texte d’Albert le Grand, on peut cependant émettre
une hypothèse : en effet, l’endroit ou la fille du roi a été précipitée
dans l’abîme des flots s’appelle Toul-Alc’huez ,
c’est-à-dire « Trou de la Clef ». Il s’agit bien entendu de la clef
que Dahud avait dérobée à son père, clef qui ouvrait les écluses de la ville,
selon certaines versions de la légende, et qui est tout simplement le symbole
de la royauté. Or il y a une analogie de prononciation entre Alc’huez et Ahès [60] ,
et l’identification a dû être facilitée par le fait que de nombreuses voies
romaines sillonnent la Cornouaille et plus particulièrement la région supposée
de la Ville d’Ys : et très souvent, ces voies romaines sont nommées
« Chemins d’Ahès [61] ».
Car il existe, dans la tradition populaire armoricaine, un
personnage assez mystérieux, Ahès ou Ohès , dont on a voulu faire l’éponyme de la ville de
Carhaix (Ker-Ahès), et qui de toute façon est lié à la géographie routière de
la péninsule. Il va sans dire que l’explication de Carhaix par Ker-Ahès , « ville d’Ahès », est très
séduisante, mais en dépit du fait que cette étymologie semble très ancienne et
très enracinée dans la tradition populaire, elle est fort suspecte. L’analyse
d’une carte de la péninsule armoricaine et la situation privilégiée de Carhaix
peuvent nous donner l’explication du nom de Carhaix, et partant, du nom d’Ahès.
En effet, Carhaix, l’antique Vorgium des
gaulois Osismii, est un nœud extraordinaire de routes modernes mettant en
communication toutes les régions du sud, du nord et de l’est de la péninsule [62] .
Et ces routes ont succédé à un réseau de voies romaines en étoile, qui ont fait
de Carhaix à la fois un centre commercial et une
Weitere Kostenlose Bücher