La Femme Celte
prérogatives paternalistes), ne naissent
pas, c’est-à-dire qu’Héra, femme divine, a refusé d’admettre le changement
d’orientation de la société, de la gynécocratie au paternalisme [135] .
Et il n’est pas absurde de prétendre retrouver les enfants
de l’ancienne déesse-soleil, ou de l’ancienne déesse-cerf, ce qui est la même
chose, dans Merlin et sa sœur Gwendydd, d’une part, dans Édern et sa sœur
Genovefa, d’autre part. Car Merlin, s’il est marié avec Gwendolyn, s’occupe
surtout de sa sœur Gwendydd et semble se partager le monde avec elle. À la fin
de la Vita Merlini , ce curieux ouvrage du XII e siècle, que nous devons à Geoffroy de
Monmouth, Merlin passe d’ailleurs tous ses pouvoirs de magicien et de prophète
à sa sœur Gwendydd, ce qui tendrait à montrer un certain retour aux concepts
gynécocratiques. Quant à « saint » Édern, qui n’est autre que le fils
du dieu celte Nudd, c’est-à-dire Nodens, et frère de Gwynn (portier des enfers
dans la tradition chrétienne galloise), il dispute chèrement son terrain à sa
sœur Genovefa, laquelle est présentée, bien qu’elle soit sainte – elle aussi,
pourquoi pas ? – sous un aspect très rusé et peu sympathique. Mais elle ne
parvient pas à supplanter Édern : c’eût été contraire à la doctrine
chrétienne de la primauté masculine. Et pourquoi ? Parce qu’Édern possède le cerf , c’est-à-dire la puissance
symbolique représentée par les bois de cervidé. Édern est donc le nouveau
soleil, vu par une société androcratique qui consacre l’échec de la déesse solaire.
Mais qui reconnaîtrait sous Merlin et Gwendydd, sous Édern et Genovefa, des
personnages sortis des mêmes moules qu’Apollon et Artémis ?
Et que dire des pratiques qui ont survécu dans le christianisme
du haut Moyen Âge, particulièrement l’habitude d’aller en procession en portant
des masques de cervidé ? Nous avons des témoignages sur cette coutume
qualifiée de « turpitude très infâme » par Césaire d’Arles, en
particulier dans les Vies de Saint-Hilaire et de Saint-Pirminius. De là à
affubler le diable de cornes de cerf, il n’y avait qu’un pas, et il a été
franchi allégrement : Cernunnos est devenu le Diable, mais n’oublions pas
que sous le masque commode du diable se cache tout ce qui est interdit par les nouveaux
dogmes sociaux et religieux, c’est-à-dire tous les souvenirs de la Déesse-Mère.
Et il y a encore mieux dans un texte célèbre du XIII e siècle :
Le Cerf blanc au
collier d’Or (romans courtois) : Lancelot et Guenièvre se trouvent
dans une forêt. « Brusquement… débouche un cerf blanc suivi de quatre
lions lui faisant escorte. Une chaîne d’or étincelante ceint le cou de l’animal
sacré dont la robe est plus blanche que la fleur de trèfle nouvellement
éclose » (Xavier de Langlais, Le Roman du roi
Arthur , III, p. 61). Plus tard, lorsque sont réunis les trois héros
du Graal, Galaad, Perceval et Bohort, apparaît encore une fois le Blanc Cerf,
conduit par les quatre lions. Les trois héros suivent le cerf qui entre dans
une chapelle où un prêtre va officier. Il leur semble alors que le Cerf se
métamorphose en homme, et que trois des lions se changent en aigle, bœuf et
homme. « Ils prirent le siège où était assis le Cerf… et sortirent à
travers une verrière qui était là, sans la briser ni l’endommager » ( Quête du Graal , trad. A. Béguin, p. 201-202).
L’interprétation chrétienne n’est pas obscure : il
s’agit du Christ et des quatre évangélistes qui réalisent ainsi une ascension
digne d’eux. Tous les commentateurs sont unanimes sur ce point. C’est pourtant
bien trop facile, et un détail choque cependant lorsqu’on réfléchit un peu plus :
comment se fait-il que les quatre évangélistes soient représentés par quatre
lions ? Pour faire mieux, sans doute, pour ajouter de l’insolite, compte
tenu de la mode de l’époque pour les lions (voir Yvain et son lion dans le
roman de Chrétien de Troyes). Mais c’est méconnaître la valeur symbolique du
Lion, qui est la même que celle du chien : c’est le gardien de l’Autre
Monde. De plus, c’est oublier que la Quête du Graal ,
sous des apparences très chrétiennes, et même trop chrétiennes, n’est en réalité qu’une vaste épopée païenne dont le texte
archaïque perce en filigrane par-derrière l’ornementation cistercienne : tous les
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