La fête écarlate
vous porter le temps de quitter cette rive… Tenez, voici vos étais. Vous marcherez en vous soutenant. Quand vous n’en pourrez plus, je vous aiderai.
Ployant sous l’estropié à califourchon sur son dos, l’Anglais gravit la pente de la berge. Il allait lentement, s’agrippant aux arbrisseaux afin d’éviter les chutes. Et comme il s’arrêtait pour souffler, Ogier se lamenta :
– Quel fardeau je suis !
– J’ignorais que j’étais un si bon portefaix !
Ils parvinrent à l’orée d’un champ ; Calveley s’englua, vacilla dans des mottes glaiseuses mais ne s’immobilisa que lorsqu’il sentit du solide sous ses semelles. Ogier mit pied à terre et demeura immobile entre ses béquilles, maudissant son impotence et repliant sa jambe brisée aussi haut que possible. L’immense suie nocturne leur collait au corps.
– Allons, boy ! Cessez de jouer au héron : avancez, vous le pouvez !
L’Anglais respirait fort ; il commençait à s’épuiser, à douter peut-être de la réussite.
– N’ayez crainte, dit Ogier.
Les taus de ses appuis meurtrissaient ses aisselles, mais il fallait qu’il avançât.
Une rafale les fouetta, l’obscurité s’argenta. Ils distinguèrent une courte montée menant à la corne d’un bois.
– Allons-y. Nous sommes mieux ici que dans notre cachot !
Ils atteignirent péniblement les arbres. L’aquilon en rudoyait les crêpelures sombres, jetait des appels rauques à travers les troncs et les fourrés. Des branches effarouchées agitaient leur charge de feuilles ruisselantes.
– Ne vous arrêtez pas, Ogier… Ce trait blanc, là-bas, c’est notre chemin. Il nous faut l’atteindre au plus tôt… Courage, boy ! Courage !
Ils allaient anxieux, le visage tendu, fouillant du regard les noirceurs glauques, heureux de voir que le chemin s’inclinait, rendant ainsi leur progression moins ardue.
Les aisselles de plus en plus douloureuses en raison du frottement du bois, le genou gauche durci de crampes à force d’être ployé, Ogier luttait contre une sorte d’amollissement de l’esprit d’où le tirait un Calveley à peine moins exténué :
– Laissez-moi vous porter quelques pas…
Il acceptait, bien sûr. La faim lui vrillait l’estomac ; le froid le fustigeait ; sa confiance chancelait, se revigorait, chancelait encore. Il n’était qu’un vertige de chair animé d’une volonté furieuse : il fallait parvenir à Saint-Pierre-de-Maillé.
– C’est sans doute cette voie dont m’a parlé le huron, dit Calveley alors qu’ils atteignaient une route labourée d’ornières miroitantes. Hélas ! Je ne sais pas dans quel sens il nous faut avancer… Voyez ce tronc d’arbre… Allons nous y asseoir… Comment va votre jambe ?
– Mieux vaut n’en pas parler… Sans doute faudra-t-il la couper… Je suis resté sans soins trop longtemps.
– D’où êtes-vous ?
– Normandie…
– Oh !
– Je sais pourquoi vous semblez contrarié… Votre roi Édouard et Harcourt veulent la conquérir… Vous en sauriez davantage si, en voulant secourir une jongleuse, vous ne vous étiez fait prendre… Est-il bien vrai que vous avez tous au cou une rondelle d’or avec, dessus, les léopards d’Angleterre ?
– Qui vous a dit ?
Soutenu par son compagnon, Ogier s’assit sur le tronc ruisselant.
– Qu’importe comment je sais ces choses, Hugues… J’aime mon terroir et m’inquiète… Est-il beau ? Je le crois… De grands arbres et de hautes levées de terre entourent des champs fertiles. Les vallons y sont doux, et les monts les plus hauts sont les clochers des cités, les tours et donjons des châteaux… À Gratot, en avril…
Ogier se sentit attrapé par le bras :
– Courage, ami !
Bon Dieu, il en pleurait ! Il n’avait pu se retenir ! Il en avait assez d’errer, de souffrir. Toutes ses articulations le meurtrissaient. Il grelottait. Une quinte inattendue lacéra sa poitrine ; quand il reprit haleine, il avoua :
– Je n’en peux plus. Avec mes deux jambes, même affamé, j’aurais supporté ces épreuves ; maintenant, elles me deviennent trop cruelles… Oyré ne m’a roué qu’un membre, mais je me sens rompu de partout.
Calveley se leva, regarda dans un sens puis dans l’autre et aida le blessé à se lever :
– Des chevaux… Cachons-nous derrière le tronc !
L’eau grésillait, le vent la fouettait sans faiblesse ; à ces bruits et au clapotement irrégulier des fers sur le
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