La fête écarlate
percé jusqu’en son tréfonds, le Boiteux avait… perdu pied. Et sans doute se révoltait-il davantage contre sa propre faiblesse que contre l’audace d’un blanc-bec sensible, cependant – il n’en ignorait rien –, aux puissants courants qui se combattaient en lui.
Ogier vit le Moyne de Bâle monter en selle ; il se tourna vers Godefroy d’Harcourt :
– Vous vous tourmentez, messire ! Vos rêves bleus sont devenus cramoisis… Vous savez qu’après toutes les atrocités qui y sont commises, la Normandie refusera un duc tel que vous, même si les Anglais vous imposaient par la force ! Tous les Normands vous préféreront le duc Jean !… Le duc Jean !… Voilà quelle est la conséquence de vos crimes !
Avec surprise, Ogier vit une larme couler sur la joue rugueuse et s’arrêter, retenue par un poil, entre le nez et la pommette. Il se mit en selle, et tandis qu’il démêlait les rênes avant d’empoigner sa lance, la main d’Harcourt lui tapa sur la cuisse.
– Dis à mon frère…
– Quoi, messire ?
Abandonné par son passé, souffrant de voir ses espérances trahies, le Boiteux, les oreilles sans doute pleines des cris d’horreur des Normands massacrés, traversait un moment de vertige et d’angoisse.
– Messire, Dieu vous juge mieux que nous autres, en face. Je souhaite qu’il vous absolve de tout, mais j’en doute. Quels propos dois-je rapporter à votre frère ? Hâtez-vous : quelque mépris que vous ayez des gens de France, j’ai grand besoin, moi, de les rejoindre.
– Dis à Jean…
Ogier vit les joues du Boiteux rougir au passage, sans doute, d’un sentiment fort et irrésistible qui ne pouvait être que de la honte, mais une honte terrifiante.
– Et puis, non… Ne lui dis rien !
Poussant son cheval en avant, Ogier abandonna ce solitaire dont, se retournant, il vit la haute forme clopinante se diriger vers Édouard III et son fils, hilares. Puis son regard se posa sur le Moyne de Bâle.
– Putain de vie !… Je ne voudrais pas être dans la peau de cet homme.
– Moi non plus ! approuva Ogier.
*
– Il accepte !… Victoire !… Il accepte !… Vous voyez que j’avais raison !… Dans quelques jours, vous verrez l’Édouard, sanglant, se tordre à mes pieds… ou bien joindre les mains pour me demander grâce !
« Il est fou », songea Ogier.
En les voyant apparaître de loin, ses hommes et lui, Philippe VI s’était précipité à leur rencontre. Et maintenant, à l’abri de son pavillon, le roi venait d’extraire le parchemin d’Édouard III de la custode et d’en prendre connaissance.
– À Paris, dit-il, se pourléchant. Il veut que ce soit sous les murs de Paris !
– Sire, c’est le prince de Woodstock lui-même qui a écrit cette réponse sous la dictée de son père.
– Ils n’ont même pas de tabellion !… Sont-ils en grand nombre, en face ?
– Nullement, sire. Le roi Édouard et son fils gîtent à une lieue, de l’autre côté de la Seine.
– Pourquoi n’irions-nous pas les assaillir et nous emparer de leurs personnes ?
Blainville éleva un « Oh ! » de protestation indignée tout en toisant Louis de Thouars qui, approuvé par Alençon, venait d’émettre cette idée. Jean IV d’Harcourt allait donner son avis ; Ogier lui dit :
– Votre frère Godefroy, messire, est auprès d’eux.
– Qu’il aille au diable !
Le Normand poursuivit doucement :
– Sire Philippe, comment pouvez-vous croire à ce que contient ce bref, même si la main qui écrivit ces mots est celle d’un fils de roi !… Édouard est menteur et coquin. Il veut certes cheminer vers Paris, mais afin de trouver un pont pour franchir la Seine avec ses hommes, randonner, c’est l’évidence, vers la Picardie et l’Artois… et se joindre aux Flamands…
– Nenni ! s’indigna Blainville. D’ailleurs, Philippe a la parole de chevalier d’Édouard !
– Après tant de sang répandu par ses soins, voilà, grommela Jean IV d’Harcourt, une parole bien douteuse !
Cessant d’observer le félon, Ogier reporta son attention sur le roi. Il frottait de plaisir ses grandes mains pelues et parfois les portait aux ailes de son nez comme s’il craignait d’éternuer. Un sourire amincissait ses lèvres autour desquelles le rasoir avait éveillé un peu de rouge.
– Je l’occirai, vous verrez !
Ogier regarda les maréchaux et les capitaines, soucieux et attentifs. La lividité de Louis de
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