La fête écarlate
tourmentez, vous êtes hélas ! le mien…
Jaugé, détaillé par Édouard de Woodstock plus encore que par son père, Ogier s’inclina cérémonieusement pour leur montrer qu’il n’avait rien d’un rustique ; il sortit, suivi du Moyne de Bâle et de Godefroy d’Harcourt. Et sitôt au-dehors, le Boiteux demanda :
– Comment vont mon frère et mon neveu ?
Cette inquiétude plut à Ogier. « Quel homme !… Que n’est-il avec nous ! » Il s’arrêta et considéra ce guerrier recru de fatigue, dont l’âme semblait aussi contrainte dans la tête que le corps l’était dans l’armure. Au fond du cachot d’Angle, il l’avait assez mal vu ; maintenant, sous les vives lueurs du soleil, il pouvait constater qu’il était ridé, à quarante ans, comme un quinquagénaire. Harcourt n’éprouvait plus ce sentiment de supériorité tranquille, si perceptible dans ses propos et ses façons lors de son départ du Poitou ; et bien qu’il parût toujours assuré de sa bonne cause, il se sentait sali par le sang répandu : le sang normand.
– Votre frère et son fils vont bien. J’ai d’ailleurs vu votre frère hier soir.
– Il doit me vomir !
C’était un cri de déplaisir, de repentir peut-être. Ogier ne dit mot.
– Ils étaient à Caen, je le sais… Ont-ils été atteints ?
– Pas trop.
Un sourire triste éclaira le visage du Boiteux, donnant à celui-ci une telle expression de douceur qu’Ogier en resta confondu. Qui aurait vu, comme lui, l’infernal Harcourt en ce moment même eût pensé qu’il s’était débarrassé d’une vieille peau et montré à découvert. Mais cette face nue reprit son air las et rechigné :
– Plutôt que de se prendre pour Perceval, ton roi devrait se dire qu’il est déjà battu… Quand nous aurons rejoint les Flamands, nous marcherons vers la Gascogne…
– En saignant, brûlant, pillant comme en Normandie !
– Je ne puis surveiller toutes les compagnies !… Là où je suis, le sang ne coule pas.
– Vos compères le répandent avec délices !… Je suis passé, hier, dans ce qui subsistait d’un hameau de ce côté-ci de la Seine. Ce que j’y ai vu m’a effrayé et couvert de honte pour vous… Vous vouliez préserver la Normandie du joug des Valois dont les suppôts, par leurs excès et bestialités, méritent bien le mépris et la haine. Mais vos alliés viennent d’y verser le sang par ruisseaux… Sans parler des jambes coupées, des gars émasculés, des femmes violées puis occises, des enfançons…
– Tais-toi. Je sais tout ça… J’en rêve… J’en pleurerais si je le pouvais…
– Moi aussi, dit Ogier fermement.
– Nul abluant (266) ne pourra me laver du sang et des sanies que je sens sur ma peau, sur mon âme.
Harcourt parlait bas, avec une précaution volontaire car des chevaliers et des guerriers les contournaient de près tandis que, du seuil de la tente royale, Édouard III et son fils les observaient.
– Tu m’as connu à Gratot… Tu sais que je ne suis ni cruel ni barbare… Tu étais bien jeunet, c’est vrai, mais tu as pu me juger…
– J’avais l’âge, en effet, où tout paraît possible ; vous aviez ce qu’on nomme l’âge de raison. Quel âge, en ces temps-ci, venez-vous donc d’atteindre ?
Cela dit, Ogier soupira. Il se lassait de cet échange de mots qu’il eût voulu, quant aux siens, plus drus et acérés. Et comme Harcourt considérait son épée, il lui trouva une sérénité terrible : il irradiait tout à coup de cet homme une véhémence tellement dure que rien, semblait-il, ne la pourrait refréner.
– Je suis heureux de t’avoir revu et de te voir piéter mieux que moi. J’aimerais cesser de te rencontrer dans les jours à venir, puisqu’ils vont saigner encore.
– C’est belle hypocrisie, messire, de dire : « les jours » !
– Il est vrai… Ne te laisse pas asseuler dans les mêlées et méfie-toi de tous leurs bandeurs (267) : ils ont une archerie terrible. Et je te le répète une dernière fois : Philippe sera vaincu et cela me réjouit !
Le Boiteux retombait dans son fiel et sa haine. En son esprit tourmenté, la victoire de l’Angleterre passait après la défaite du roi de France. Homme double, il souffrait tout autant dans ses deux personnages : le banni et le vassal d’un souverain étranger. Un instant, par ses répliques, Ogier fut certain de l’avoir désarmé : gêné, voire humilié d’être découvert et
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