La fête écarlate
Se sentant admirés par les femmes tandis que les hommes, leur curiosité assouvie, se montraient plus enclins à les mépriser qu’à les craindre, ils redressaient leurs reins endoloris par une chevauchée de presque cent lieues et tenaient fermement les rênes de ces coursiers qu’ils menaient avec plus d’égards que les seigneurs auxquels ils avaient appartenu. Sous le chapel de fer ou la barbute, leurs faces portaient encore les traces des combats livrés et perdus, et leurs yeux, dans l’ombre, étincelaient. C’était sans doute de la mauvaise graine, mais de celle qui s’épanouissait dans les taillis d’aciers sanglants alors que les rejetons nobles succombaient. Ils aimaient l’action. Pour les satisfaire et les conserver, il suffirait de se montrer loyal.
– Pourquoi ris-tu, Thierry ?
– Je pense à l’ébahissement de votre père en nous voyant ainsi, oriflammes au vent !
Ils s’étaient arrêtés une journée entière à Elbeuf, le temps qu’un drapier leur confectionnât deux bannières. L’une portait sur l’endroit et l’envers de sa soie azurée deux lions d’or aux queues touffues ; l’autre arborait sur fond de gueules ce marteau d’argent que les juges de Chauvigny avaient concédé pour deux jours à Thierry, et sous lequel, brodé en fils d’azur, on pouvait lire : Je frappe fort. Ils avaient choisi pour les tenir, Ogier, Joubert, seize ans à peine ; Thierry, Le Guevel, dix-huit ans. À l’arrière de la compagnie, menées à la longe par les Génois, l’arbalète à l’épaule, trottaient deux mules bâtées, chargées de victuailles et de boissons.
– Avec toutes ces dépenses de bonne nécessité, dit Ogier quand, après le passage des hommes, il guida son Blanchet derrière les mules, il ne me reste qu’une poignée d’écus.
– Je vous ai offert une partie des miens. Vous les avez refusés.
– Consacre-les, Thierry, au bonheur de ma sœur.
– Comment pourrez-vous conserver ces guerriers, si je ne vous y aide pas ?… Il y a tant à dépenser pour Gratot !
– Je ne connais qu’un moyen : le butin. Il faudra que nous passions en Bretagne pour y assaillir les Anglais, sans pour autant nous joindre à Charles de Blois. Nous pourrions mettre la main sur certains capitaines et en demander rançon…
– Les temps étant ce qu’ils sont, je ne vois, moi aussi, que cette façon de nous enrichir…
– Et Aude, y songes-tu ? L’abandonneras-tu sans peine ?
– Si je reviens la voir souvent et la sais en sûreté à Gratot, je ne serai pas contristé de la délaisser parfois… Blandine lui tiendra compagnie…
– Je l’espère… Viens, repassons devant : on a reconnu les lions de ma famille. C’est à moi, maintenant, de devenir hautain !
Ils quittèrent la cité par une porte grouillante d’archers que leur apparition immobilisa, incrédules, puis chevauchèrent à l’ombre du vieil aqueduc aux arches envahies de lierre et qu’on devait aux Romains. Ogier cessa de parler, consacrant son attention aux prairies grasses, aux bosquets tachetés de roux, et respirant à pleins poumons l’air humide et salé, cet air d’antan. Jamais, malgré ses blessures à peine refermées, malgré la lassitude et le poids de l’armure, il ne s’était senti tant de vigueur et de turbulences encloses. Un désir effréné le prit de ne demeurer qu’un jour parmi les siens et de partir, dès l’aube du surlendemain, pour Poitiers.
– Le soleil est de la fête, dit Tinchebraye.
C’était pourtant un soleil de septembre, mais il donnait à toutes choses un éclat doucereux, tiède et de bon aloi.
– Le beau pays !
– Y a pas mieux, messire, dit Joubert.
– Et la Bretagne, qu’en fais-tu ? demanda Le Guevel.
Insensible à ce désaccord, Ogier, dodelinant au pas du Blanchet, anticipa sur le plaisir des futures embrassades, des cris et des louanges tout en éprouvant, au creux de ses entrailles, une angoisse que rien ne pouvait dissiper.
– N’oubliez pas, compagnons, recommanda Thierry, que depuis six ans, les gens de Gratot connaissent injustice et misère… Nous leur apportons le bonheur… Si l’un d’entre vous désire en savoir davantage…
– Non, dit Tinchebraye, qui souvent s’exprimait pour tous.
Rassuré, Ogier admira son terroir. Des prés que le vent argentait sous son souffle, des boqueteaux et taillis ; une profusion de verts, des plus humbles, presque jaunes, aux plus éclatants et comme tirés
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