La fête écarlate
Isabelle.
– Entre moi et cette autre qui vous a moult louangé lorsque vous galopiez en champ clos. Pourquoi l’ont-ils conviée ? Je ne la croyais pas en si grande accointance avec Alix d’Harcourt…
De la douceur, le ton passait à l’âcreté. Ogier craignit que la brunette assise à sa gauche n’eût entendu ; mais non : elle semblait trop occupée à défier du regard dame Géralde de Morthemer, immobile au bout de la maître table, non loin de l’évêque.
– Elle a changé sa robe pour une autre, un peu moins rouge que celle qu’elle portait aux lices…
– Vous avez bonne vue, messire Fenouillet !
– Qui est-ce ?
– Radegonde Bochet… Nous la vomissons, ma tante et moi (97) . Ogier imagina ce que devaient être les entretiens de la baronne de Morthemer et de sa nièce. L’amour manquant à l’une et à l’autre, elles avaient, sous une moelleuse apparence, le cœur dur et le sang glacé.
– À quoi pensez-vous ?
Négligeant cette question, bien qu’elle eût été doucement posée, Ogier voulut saisir une tranche de pain ; Isabelle le devança pour toucher sa main avec une exigence furtive. « La malicieuse ! » Inquiet, il leva les yeux vers Blandine. Qu’elle n’imaginât pas, surtout, qu’il fleuretait avec cette effrontée !… Non : la pucelle avait le regard baissé sur son écuelle.
– Je pense, dit-il en désignant le cygne, que cette volaille est belle ainsi accommodée, mais que vivante, elle l’était davantage… Et si sacrifier à de nobles convives des beautés de cette espèce est l’indice d’une bienveillance profonde à leur égard, c’est un crime, un forfait irréparable assurément lorsqu’il s’agit de rassasier un glouton… et même deux…
– Tels que Blainville et Guichard d’Oyré ?
Ogier s’abstint de tout assentiment. D’ailleurs, deux autres jouvencelles entraient, vêtues de robes blanches. L’une jouait de la doucine, ou flûte douce ; l’autre portait haut perché un faisan vivant que les lueurs de l’âtre et des flambeaux éblouirent. Après avoir tenté de s’envoler, il cacha sa tête sous une aile.
– Vont-ils le saigner devant nous ?
À cette idée, Isabelle paraissait tout agitée.
Par l’éclat et la variété de ses couleurs, cet oiseau à la longue queue incarnait, tout comme la fleur de lis, la splendeur et la majesté royales. Sa chair, comme celle du paon, était prisée des preux et des amoureux, et son plumage considéré comme une des plus riches et plus nobles parures : les dames y trouvaient toujours de quoi composer une bottelette destinée à orner, en dehors des champs clos, les bassinets et chaperons des seigneurs chers à leur âme.
– On ne va ni saigner ni rôtir ce faisan, Isabelle. Je pense qu’on exigera un vœu de tous les chevaliers présents, sur lui…
– Quel serment prêterez-vous ?
Elle riait, d’un rire malicieux qui plutôt que de l’amoindrir aggravait cette hostilité qu’Ogier sentait rivée à sa personne.
– Vous le saurez, dit-il faussement débonnaire, puisque les serments se feront à voix haute autour de cette table…
–… qui convient à des chevaliers, puisqu’elle fut dressée en fer à cheval !
Il soupira ; elle l’agaçait. Sans plus s’en soucier, il observa les convives.
Il y avait auprès de Radegonde Bochet, le baron de Chauvigny, son épouse, puis le comte d’Alençon, la tête enveloppée d’un linge. Ensuite, une dame aux grosses lèvres épanchant comme une sauce fade ses amiabletés rehaussées de rires grêles ; Blainville ; une dame encore ; Espagne auprès d’un damoiseau sur lequel l’évêque veillait comme un père – tout au moins spirituel –, puis, le sourire sec, et même avaricieux, Géralde de Morthemer ; Herbert Berland, le visage enflammé de bon vin, sa fille triste et son épouse maussade ; une dame encore, au décolleté de mollequin vermeil si large qu’on eût pu y plonger les mains, et au bout de cette aile de table, Olivier de Fontenay ; puis, revenant vers le centre, Jean I er , vicomte de Melun, seigneur de Tancarville, une dame épaisse comme une jument prête à pouliner, et le compère du messager d’Aiguillon, Raoul de Brienne, comte d’Eu et de Guînes, aux façons suaves et qui, venant d’évoquer la joute de Paris en laquelle son père, Raoul de Foukarmont avait trouvé la mort (98) , faisait des grâces à sa voisine, une jouvencelle brune au visage haut et
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