La Fille de l’Archer
animal a-t-il donc appris à sacrer comme un portefaix ?
Mais déjà, Wallah a sonné la cloche d’alarme, appelé au branle-bas. Des portes s’ouvrent, les saltimbanques bondissent, armés de fourches et de piques. Gérault les précède, brandissant lui-même une hallebarde. Wallah dévale l’escalier de pierre. Aidé des baladins, l’intendant a ouvert la porte. Javotte et ses filles ont été promues porteuses de torches. La troupe s’élance dans la pierraille. Bézélios, remorquant une épée ébréchée, s’applique à prendre un air martial. Les flambeaux éclairent à présent une scène d’épouvante. Une patte coincée dans les mâchoires du piège, le monstre gît sur le dos. La flèche fichée entre ses yeux ne semble guère l’incommoder. Il se tortille, essayant de recouvrer son équilibre, et son corps se contorsionne bizarrement comme si, tour à tour, il se gonflait et se dégonflait. Soudain, sa poitrine se déchire, sa fourrure bâille, une tête émerge…
— Les démons ! hurle Javotte. Les démons quittent son corps ! Légion, mon nom est Légion… Attention, ils vont entrer en nous ! Fuyons !
Les yeux hors de la tête, elle semble près de s’évanouir.
Gérault s’approche d’un pas ferme, la pique tendue à l’horizontale. La créature qui gigotait pour s’extraire de la poitrine du monstre s’immobilise, les bras levés. Elle gémit quelque chose… en patois .
— Foutre ! grogne Bézélios, les yeux écarquillés. Ce ne sont que deux godelureaux dans une peau d’ours ! Celui qui actionnait les jambes s’est fait méchamment pincer le pied, ça les a déséquilibrés.
Wallah, qui a rejoint ses compagnons, s’agenouille, touche la plus grosse des deux caboches velues. De près, la supercherie devient évidente. On s’est contenté de coudre une tête d’ourson à côté de celle d’un mâle adulte. Les peaux, mal tannées, ont perdu leur fourrure, offrant au regard une physionomie pelée, lépreuse.
La jeune fille lâche un rire nerveux. Deux garçons, l’un grimpé sur les épaules de l’autre… Par les dieux, le dévoreur, ce n’était donc que cela ! Une peau d’ours cousue comme un déguisement de carnaval. Une pitrerie conçue par des paysans.
Les saltimbanques, honteux de leur frayeur, deviennent méchants. Ils s’emparent des coupables et – sourds aux cris de douleur de celui dont les mâchoires du piège ont scié la jambe – les ramènent manu militari dans la cour du château.
À la lumière des flambeaux, Wallah identifie les deux drôles.
— Ils appartiennent au clan de Manito, lance-t-elle. Ils étaient dans la caverne lorsque le vieux nous y a invités. Je les reconnais.
— Alors ce sont des boulgres, des patarins ! siffle Gérault. J’aurais dû m’en douter. Foutus fanatiques ! Ils n’ont jamais cessé de se répandre en calomnies sur mon maître.
Et il se met à frapper du poing celui qui lui fait face. La bouche du garçon éclate, vomit du sang, des éclats d’émail.
— Au pilori ! ordonne l’intendant. Flanquez-les au pilori !
Les saltimbanques s’exécutent. Les coupables se retrouvent prisonniers des carcans de bois.
— Ah ! jubile Bézélios, vous faites moins les farauds à présent !
La situation tourne trop vilainement au goût de Wallah.
Comme chaque fois qu’on coince un condamné dans une cangue, les spectateurs en profitent pour l’accabler de coups. Javotte et ses filles y vont de leurs crachats.
Les deux garçons ne doivent pas avoir plus de dix-sept ans. Celui qui est indemne essaye de rester stoïque, toutefois la peur se lit dans son regard.
— Pourquoi avez-vous coupé la tête de Gros-Nez ? hurle Bézélios.
— C’est pas nous ! proteste le jeune homme entravé. On n’a tué personne… On vient juste là pour faire peur, c’est tout. On veut que l’baron fiche le camp !
— Il ne faut pas les écouter, intervient Gérault. Ce sont des fanatiques. Il y a un siècle, des centaines des leurs se laissaient brûler en chantant sur les bûchers de l’Inquisition. On n’a jamais vraiment réussi à se débarrasser d’eux. C’est ce vieux fou de Manito qui les a envoyés persécuter mon maître. Il les endoctrine à coups de sermons apocalyptiques.
Wallah a envie de se boucher les oreilles ; tout le monde parle en même temps, la confusion devient totale. Les hurlements du blessé, qui supplie qu’on le libère du piège toujours planté dans ses chairs,
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