La Fille Du Templier
Jean.
Ils abandonnèrent le pauvre hère pensif qui rêvait d’un
demi-tonnelet de vin. Sous le faîte, dans un espace de cinq pas sur quatre, il
y avait un coffre usé, une paillasse et un tian. Des rais de lumière tombaient
des tuiles disjointes du toit à la charpente vermoulue. Il y faisait froid, il
y faisait misère. La couche sur laquelle s’allongea Élise après avoir ôté sa
cape n’appelait pas au voyage voluptueux.
Jean s’enfonçait plus loin sur le mauvais chemin. Il avait
échoué à Marseille avec ses illusions perdues et il aurait donné plusieurs
années de sa vie pour les retrouver. La pauvre fille frissonnait. Elle eut un
appel muet des yeux. Il s’accroupit près d’elle et ramena les pans du vêtement
sur le corps malingre. Elle en fut effrayée, c’était peut-être un drôle qui
allait lui demander de faire des choses sales. Pourtant il n’avait pas l’air d’un
méchant ; son regard était loyal.
— Je ne veux pas te faire de mal.
— Mais vous avez payé !
— J’ai payé, il est vrai, et tu peux me contenter.
Le minois d’Élise se plissa. Cette inquiétude à fleur de
peau, Jean la chassa d’une caresse sur la joue.
— Pas comme tu le crois, dit-il.
— Et que dois-je faire alors ?
— Répondre à mes questions.
— Des questions ? s’étonna-t-elle.
— Par exemple, comment Aicarde a-t-elle appris mon nom ?
Une autre anxiété troubla les jolis yeux pervenche de l’adolescente.
Ce regard alla se perdre vers l’entrée, sans porte ni tenture. Jean se tourna
vers la découpure sombre et écouta attentivement. Il n’y avait personne sur le
palier ; les bruits et les odeurs familiers mouraient sur le seuil.
— J’ai mon épée, dit-il.
Élise se rassura ; elle aurait reconnu le pas lourd d’Aicarde.
Même ivre, la maquerelle serait montée pour voir où en étaient les ébats et
demander un denier de plus si l’affaire prenait un tour anormal.
— À la Maison Rouge… La Joueuse m’y emmène quand les affaires sont mauvaises sur le port, murmura Élise.
Elle réprima une grimace. Elle se souvenait du chevalier qui
avait fait irruption dans le bordel avec la pluie en pleine nuit. Il avait les
traits durs, le mépris des prédicateurs qui rêvent de brûler les lieux de
perdition. On voyait bien qu’il n’était pas venu chercher du plaisir à la façon
dont il serrait la poignée de la grande épée qu’il portait à la hanche.
— Un chevalier a décrit votre blason, dit-elle en
touchant du bout des doigts les flammes et la croix sur la poitrine de Jean.
— Un chevalier ? fit Jean, surpris par cette
révélation. Son blason… Décris-moi son blason.
— Deux tours crénelées d’or… Il avait l’accent des gens
de Toulouse.
Jean chercha dans ses souvenirs. Deux tours crénelées d’or, cette
représentation n’éveillait rien en lui.
— Il a promis un ducat d’or à qui lui donnerait des
renseignements sur toi et dix à celui qui te ramènerait prisonnier à Signes. Aicarde
pourrait bien faire le voyage jusqu’à ce village perdu ou s’acoquiner avec des
truands pour empocher une part du magot.
— Signes, marmonna Jean sans comprendre.
Signes où il n’avait ni parents, ni amis, ni ennemis.
Les Agnis avaient dû être oubliés depuis le temps. Quel
était ce nouveau coup du destin ?
— Son nom, tu t’en souviens ?
— Oh oui, l’affreux nom ! Casteljaloux.
Je ne connais pas cet homme, se dit Jean avec dépit.
Soudain, Élise s’accrocha à lui.
— Elle arrive… Elle arrive…
Il lut la peur dans ses grands yeux affolés. Jean tendit l’oreille.
Quelque part dans le ventre de la maison, les marches de bois gémissaient sous
le poids d’Aicarde.
— Elle n’est pas seule, ajouta Élise.
Jean retrouva ses réflexes de soldat. L’errance, les
guets-apens, les guerres d’Orient, les déserts et les villes avec leurs pièges
l’avaient doté peu à peu d’un don d’ubiquité. Le danger était palpable ; il
s’insinuait en lui, telle une lame glacée. Il en connaissait les signes
avant-coureurs qui se manifestaient par un excès de salive et une sorte de
jubilation intérieure pour celui qui aimait se battre. La Joueuse arrivait avec ses dés pipés, mais il n’était pas homme à se laisser avoir.
Il eut un sourire pour Élise.
— Ton temps à Marseille est fini.
— Fini ?
— Oui, j’ai besoin d’un écuyer. Habille-toi pour la
route. Fais ton baluchon, je
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