La Fille Du Templier
venaient juste
de quitter Aubagne. Ils dormirent dans une auberge avec un groupe de pèlerins. Élise
ne put fermer l’œil. Ce ne fut pas les ronflements des hommes et des femmes
entassés dans la longue salle, ni les courses des rats sur les poutres qui l’empêchèrent
de sombrer dans le monde des rêves, mais l’inquiétude qui la taraudait.
Son brave chevalier courait au danger. Pourquoi se rendre à
Signes ? Pourquoi tenait-il tant à ses terres ? Quelques arpents
arides abandonnés par son père, des rochers et des vipères, des ruines
valaient-ils la peine de risquer sa vie ? Il y avait là-haut dans les
montagnes peuplées de bêtes féroces un méchant qui l’attendait.
Jusqu’à l’aube, la face de fer, grise et carrée du sire de
Casteljaloux hanta ses pensées. Elle se rassura un peu en priant à la messe de
prime dans l’église du village. Elle eut des mots secrets pour la Vierge qui la contemplait tendrement : « Dame du ciel, j’ai peur de ce qui va advenir.
Mon âme en moi tressaille tout entière pour le bon chevalier Jean. Je demande
grâce et protection pour lui qui s’est battu pour Ton Fils en Palestine. Je
sens le mal sur notre chemin. Toi qui es amour et justice, Toi qui repousses
les ténèbres avec Ta couronne de gloire, étends Tes mains sur sa vie.
Détourne les épées, les flèches et les lances, envoie Tes
anges à ses côtés et fais que je devienne très vite un bon écuyer afin que je
puisse parer les coups qui lui sont destinés. »
La messe achevée, les pèlerins reprirent la piste du col de
l’Espigoulier, escortés par une douzaine de soldats de Gémenos car la Sainte-Baume n’était plus à l’abri des brigands ces derniers temps. Jean et Élise entamèrent
la route du col de l’Ange beaucoup plus sûre jusqu’à Cuges. Les adieux furent
brefs. Chaque fois on se quittait comme si on ne devait plus se revoir en ce
monde. Ce qui souvent était le cas. Le vent et la pluie effaçaient les pas, emportaient
les rires et les peines.
Jean et Élise avaient déjà oublié les visages de leurs
compagnons quand deux heures plus tard, après avoir contourné le village de
Riboux en gravissant le flanc sud de la Sainte-Baume, ils atteignirent des bergeries perdues, puis une ruine remontant au temps des Grecs. Les deux pans de mur
et les morceaux de colonne de cet ancien temple dédié à un dieu inconnu n’abritaient
plus que des ronces et des corbeaux. Au moment où ils le dépassaient, il y eut
un envol d’ailes noires. Élise y vit un mauvais signe qu’elle conjura en
traçant une croix devant elle. Les oiseaux filèrent vers la montagne sacrée. Dans
la vigueur de ses roches cyclopéennes, la Sainte-Baume semblait être l’assise de l’univers. Des forces terrifiantes demeuraient là
depuis la nuit des temps. L’âpreté de ce corps dépouillé qui défiait le ciel l’exaspéra.
— Chevalier, il ne faut pas y aller.
— Je le dois, petite, je le dois.
— Mais on va vous meurtrir !
— L’honneur de mon nom l’exige. Mes aïeux ont reçu une
terre. Ils se sont sacrifiés pour défendre leur titre. Il est de mon devoir de
redonner vie à ces valeurs oubliées.
— C’est donc cela l’honneur : se faire tuer, dit Élise
d’un air triste.
— Se faire tuer ! Non ! J’ai échappé aux
hordes turques, aux embuscades arabes, à la peste, au choléra, à la soif, aux
démons de l’islam. Je ne crois pas que le Tout-Puissant m’ait soumis à toutes
ces épreuves pour me faire périr de mort violente chez moi… Non, si quelque
chose m’attend au bout de ce long voyage, ce sera une récompense.
Il y croyait depuis son départ de Venise. Il contempla à son
tour la Sainte-Baume. Contrairement à Élise, il la voyait sous de bons augures.
Il avait été élevé dans le culte de sainte Marie Madeleine et de saint Maximin,
et ces aimés de Dieu étaient synonymes d’espoir et de paix. Maintes fois, il
avait accompagné ses parents, ses amis d’autrefois, des évêques, des prêtres et
des clercs jusqu’à la grotte de la sainte. Il avait conçu de l’amour pour ces
lieux saints tout en les craignant un peu. Quand le mistral soufflait sur ses
flancs, des chants enflaient à chaque rafale. Il se souvenait de ces tempêtes ;
elles emportaient les élans de son cœur sur les voies menant au ciel. Il était
l’enfant de ce vent orgueilleux et de cette légendaire montagne. Rien ni
personne ici-bas, entre Riboux et l’aven de la Solitude,
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