La Fille Du Templier
Il m’a tuée ! gémit-elle en
montrant sa main blessée aux badauds hilares qui en redemandaient.
— Est-ce que deux deniers te ressusciteraient ? ironisa
Jean.
— Des génois ? bégaya-t-elle adoucie tout en
suçant ses doigts.
— Frappés dans les ateliers mêmes de la République. Deux belles pièces de bon aloi toutes neuves.
— Montre.
Il les tira d’une autre bourse qu’il utilisait pour les
dépenses courantes. Les sous d’argent brillaient. Aicarde les lui subtilisa
prestement et les enfouit dans les plis de sa robe cousue de poches invisibles.
— Tu as entendu, toi ? Ce bon chevalier nous fait
la grâce de te choisir pour la nuit. Montre-lui le chemin ; tu lui
serviras du vin chaud et tu lui laveras les pieds.
Élise prit Jean par la main. Elle le conduisit à travers le
dédale des ruelles montantes du Panier. Elle lui désigna l’écurie où il pouvait
laisser son cheval en toute sécurité moyennant quelques piécettes de bronze. Elle
habitait au fond d’une impasse si étroite que le ciel n’était plus qu’un mince
trait bleu au-dessus de leurs têtes. Cette entaille crasseuse donnait sur la
rue de l’Éperon peuplée de ferblantiers et d’étameurs.
— Nom de Dieu ! s’exclama Jean.
C’était pire que les quartiers pourris d’Antioche. La
puanteur était atroce. Ordures et excréments accumulés montaient presque à
hauteur d’homme. Des tranchées coupaient à travers ces strates suintantes et
brunes. L’une d’elles menait au taudis de cinq étages où vivait Élise.
— Les municipaux nettoient au printemps, dit-elle sans paraître
choquée par la présence de ces immondices.
Jean n’avait jamais vécu dans les retranchements où s’entassaient
les pauvres. Dans les quartiers qu’autrefois il fréquentait, des contrats en « fâcherie »
passés entre la ville et les particuliers prévoyaient un assainissement des
rues chaque samedi. Jamais les ouvriers munis de racles et de curettes ne
viendraient à bout de la pourriture qui collait aux murs croulants des
immeubles du Panier.
Un escalier de bois entrecoupé de passerelles menait au nid
d’Élise. On n’y voyait pas grand-chose. Sauf lorsqu’on passait devant une porte
grande ouverte. Les pièces aux fenêtres obturées par des chiffons et des
planches amovibles étaient noires, enfumées. Les pleurs d’un bébé et la toux
grasse d’un grabataire troublaient le silence.
La vie reprenait entre vêpres et complies quand les adultes
dans la force de l’âge revenaient du travail. Mais, Jean l’imaginait, c’était
une vie de violence, d’inceste et de peur.
— C’est tout en haut, dit la petite.
Jean eut envie de repartir. Il se sentait piégé, misérable, en
rupture totale avec les règles de la chevalerie. Au quatrième étage, il s’apprêtait
à redescendre quand la trogne d’un homme apparut à la lucarne d’une porte.
— Qui va là ?
— C’est moi, Élise. J’ai quelqu’un.
La trogne grimaça. On entendit un cliquetis de clefs.
— Aicarde habite ici avec son frère, murmura Élise.
La porte s’ouvrit. La face émaciée et jaune appartenait à
une piteuse créature vêtue d’un long bliaud informe de laine mitée. Un relent
âcre émanait du frère d’Aicarde qui n’avait pas dû se laver depuis des années. Il
tenait une lampe à huile qu’il fit monter et descendre pour examiner le visage
et l’allure du client. La vue de l’épée et des poignards l’inquiéta. À la lueur
orangée de la flamme, Jean vit le regard fiévreux, les centaines de poux dans
la tignasse et les furoncles sur le cou.
— Croisé ? fit l’être abject.
— Et chevalier de Provence ! ajouta sèchement Jean.
— Faut payer avant de grimper.
— Il a payé deux deniers génois. Aicarde a l’argent, intervint
Élise qui percevait la haine sourde que les deux hommes éprouvaient l’un pour l’autre.
Cette nouvelle n’enchanta pas le frérot qui pensa à sa
salope de sœur dépensant l’argent.
— Où est-elle ? gronda-t-il.
— Chez le marchand de vin, répondit Élise qui
connaissait les habitudes de sa maîtresse.
Du sang rougit les yeux de l’homme. Jean comprit qu’il était
alcoolique. Une soif de l’âme et du corps. Cette soif inextinguible provoqua
chez cet être perdu un tremblement des lèvres, des mouvements de la pomme d’Adam.
Il ravalait sa salive, imaginait Aicarde se rinçant le gosier avec du résiné.
— Venez, dit Élise à
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