La Fille Du Templier
dix deniers.
— Et toi ton sang ! répliqua le gardien du pont du
Diable.
Le chevalier noir mit pied à terre et tira du fourreau
accroché au flanc de son cheval une longue épée d’acier mat. Ses hommes ne
bronchèrent pas. Ce n’étaient pas à proprement parler des brigands. Jean
descendit de selle et fît signe à Élise de reculer. La petite, muette d’horreur,
avait abandonné toute idée de se servir de son arme d’apparat. La frayeur la
paralysait. La prière qu’elle tentait de tirer de sa gorge ne franchissait pas
ses lèvres exsangues. Jean baisa la croix que faisait son épée et dit :
— Mon sang est pour Jésus, pas pour ce démon ! Aie
confiance ! De beaux jours nous attendent. Là veyo de nouè faren sant
creba.
« La veille de Noël, nous mangerons à en crever. »
Ces dernières paroles n’apaisèrent pas Élise. Elle était sous le sortilège de
la créature qui attendait l’affrontement. Jean soupira. Il dégaina son épée, dédaignant
de se coiffer du heaume rangé dans un sac, et marcha vers le guerrier immobile.
Le poids de l’arme le ramena à la réalité. Que valait l’adversaire ?
Il allait en avoir le cœur net. Il attaqua. C’était un coup à fendre un roc. Il
n’atteignit pas son but. Sa lame rencontra l’acier mat de la longue épée. Son
bras vibra sous le choc.
Le chevalier noir eut un ricanement terrifiant avant de se
ruer sur Jean. Il porta plusieurs attaques, toutes parées. Sur la rive du Latay,
Élise n’avait pas même la force de prier. Elle écarquillait les yeux ; elle
vit éclater les pierres sèches du parapet, naître des étincelles sous le choc
des armes. Les deux hommes se battaient avec des « han » de bûcheron.
Elle se mordit le poing jusqu’au sang quand l’épée du chevalier noir, coupant
les mailles, entama l’épaule de Jean, et ce même poing monta en triomphe vers
le ciel lorsque son champion entailla le ventre de l’adversaire. À un moment, ils
reculèrent pour reprendre leur souffle. Élise crut que le duel s’achevait et qu’entre
nobles combattants ils allaient reconnaître la valeur de l’autre. Il n’en fut
rien. Ils repartirent à l’assaut en hurlant.
Plus d’une demi-heure s’écoula avant qu’ils tombent d’épuisement.
Ils s’étaient blessés mutuellement. Ils perdaient beaucoup de sang. Jean fut le
premier à sombrer dans l’inconscience. Le chevalier noir marcha d’un pas
titubant vers le corps étendu avec l’intention d’en finir. Il ne vit pas venir Élise.
La petite avait sauté de sa monture, dégainé son épée. Elle l’abattit sur le
heaume avec une force inouïe. Assommé, il s’écroula sur Jean. Elle fut aussitôt
entourée des soldats menaçants, mais elle ne soucia pas des lances qui
pointaient de toutes parts. La troupe n’osa pas prendre la vie de cet écuyer au
visage enfantin qui s’était si bellement comporté.
— Jean ! Jean ! Mon chevalier ! cria-t-elle
en prenant le visage de Jean entre ses mains tandis que les soldats déplaçaient
le corps de leur maître.
Il était froid, il ne réagissait pas. Elle colla son oreille
sur sa poitrine et reprit espoir : sous la cotte de mailles, le cœur
battait. Il lui fallait trouver du secours. Sans hésiter, elle se remit en
selle, franchit le pont et parvint au premier moulin appartenant à l’évêché de
Marseille ; le bâtiment protégé par une milice de moines était entouré de
huttes. À son arrivée, il se forma un attroupement. On la regarda avec
curiosité. Il y avait bien là une cinquantaine de paysans et une vingtaine de
moines qu’elle apostropha en masquant au mieux sa voix de fille :
— Je suis écuyer ! Il y a sur le pont deux
chevaliers mourants ! J’ai besoin de bras ! Au nom de Jésus, suivez-moi !
Un moine vénérable qui s’était détaché du groupe demanda :
— L’un des deux porte-t-il l’emblème rouge du loup ?
— Oui, répondit Élise.
Des femmes poussèrent des cris de détresse ; des hommes
s’armèrent de fourches et de bâtons. Les soldats du chevalier noir, convaincus
par les arguments du vieux moine qui semblait le chef, ne s’opposèrent pas à
eux car ils n’avaient rien pour soigner leur maître. Ils accompagnèrent les
paysans et les religieux.
Moins d’un quart d’heure plus tard, les deux chevaliers
étaient entre les mains d’une guérisseuse du Latay et d’un praticien en robe de
bure.
— Après-demain, ils trinqueront ensemble, affirma
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