La Fille Du Templier
entre l’étang du Charnier
et celui de Scamandre. Aux murmures venant de la direction de Lunel, s’ajouta
un roulement de tambours.
— Ils viennent à nous ! cria un éclaireur qui
rejoignait les rangs à bride abattue.
Il y eut un léger mouvement de panique dans les troupes vite
apaisé par la main levée de Stéphanie. Chacun assura sa lance sous son bras et
plaqua le grand écu contre son cœur. Stéphanie baisa la garde de son épée
tandis que le murmure devenait chant. Aubeline et Bérarde écoutèrent cette
mélopée rythmée par les tambours et les milliers de pas. Elles se regardèrent
sans mot dire. Le jugement de Dieu était proche. Il n’y aurait aucune pitié, aucun
répit. Chacune était le prolongement de l’autre ; elles se battraient à l’unisson
tout en protégeant Bertrane.
— Ces chiens chantent la messe ! s’exclama Hugon.
En effet, c’étaient bien les paroles du Te Deum qui
parvenaient à leurs oreilles. Les gens du comte de Barcelone voulaient mettre
Dieu de leur côté.
Au-dessus de la brume qui s’accrochait à l’eau dormante des
étangs malgré la légère brise, une oriflamme apparut, puis ce furent les
bannières ennemies tenues par des mains invisibles. Elles précédaient les
forêts de lances brandies par des fantômes.
Aubeline attendit sans respirer l’irruption de l’armée de
Barcelone. Elle s’imagina son père à sa place. Othon dans sa tenue de templier,
insensible à la peur, fier de servir le Christ et de mourir pour la gloire de
Dieu. Elle n’avait pas encore sa trempe, sa foi. Elle craignait la blessure qui
la défigurerait, le coup qui l’amputerait, la lance qui la transpercerait.
Je suis la fille du templier ! s’asséna-t-elle
mentalement.
La Burgonde n’avait pas le même état d’esprit. Elle restait
stoïque. Aucune souffrance à venir ne dépasserait celles qu’elle avait subies
en Palestine. La mort ne l’effrayait pas. Elle avait cependant l’intention de
vivre encore quelques belles années. Sa double hache était la meilleure
garantie de sa survie dans ce monde.
Venez m’embrasser, se dit-elle en esquissant un sourire cruel.
Les premiers émergèrent d’un bosquet qui s’étirait de la
rivière Virdoule à l’étang du Charnier. Toute la chevalerie des terres allant
de Forcalquier à Barcelone était réunie ; elle était entourée d’une masse
hétérogène de combattants à pied. Catalans, Languedociens, mercenaires
espagnols, paysans armés de tout ce qui pouvait trancher, couper, perforer, déchirer,
scier, désosser crièrent le nom de Dieu et ceux des saints de leurs paroisses
en découvrant les Provençaux.
Sainte mère de Dieu ! s’exclama l’époux de Bertrane. Ils
sont trois fois plus nombreux que nous.
Courage ! Le bon droit est de notre côté ! dit la
dame de Signes. Défendons nos terres !
Les deux camps criaient maintenant leur haine. Stéphanie
avait du mal à contenir ses féaux. Elle aussi mesurait avec effroi l’immensité
de cette mer de fer que rien ne semblait pouvoir contenir. La Camargue était devenue soudain trop petite pour être le théâtre de cette bataille décisive. Au
centre d’une cavalerie forte de cinq cents chevaliers réapparut Raymond
Bérenger. Il était précédé de Basques vêtus de peaux de bête retenant une meute
de chiens féroces à longs poils. Puis ce fut la stupeur. Même Hugon cessa de
jurer et d’insulter. Des rangs compacts des Catalans, un petit groupe se
détacha.
— Comment ont-ils pu oser ? balbutia Stéphanie.
Le chapelain Guillaume s’approcha d’elle. Son visage rond et
suant était bouleversé.
— Refusons le combat !
Le petit groupe se déploya. C’étaient des arbalétriers
génois. Des experts que les riches marchands engageaient pour protéger leurs
naves transportant les épices et la soie. Au nombre d’une trentaine, ils
prirent position à trois cent cinquante pas des lignes provençales. L’arbalète,
arme redoutable et diabolique interdite entre chrétiens en 1139 par le deuxième
concile de Latran dans son canon XXIX, était bien réelle entre les mains de ces
mercenaires aux casques ogivaux. Le chapelain reçut le renfort de Bertrane. La
jeune comtesse de Signes flanquée de sa garde féminine arriva au galop. Elle
avait à présent le bon droit de son côté.
— Je vais parler à Raymond Bérenger. M’autorises-tu à
demander une trêve honorable ?
Stéphanie contempla avec perplexité sa cousine qui
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