La Fille Du Templier
crasseux
cachaient leurs yeux rougis. La cour d’amour de Signes qui n’était qu’à une
journée de cheval n’avait pas changé leur condition misérable. L’influence des
dames s’étendait sur le versant sud de la Sainte-Baume et assez loin vers l’est où elle joignait ses forces avec la cour de Pierrefeu.
Ici pas de rémission pour ceux qui n’étaient pas issus d’une
vieille famille enracinée dans le terroir. Les nouveaux arrivants qui fuyaient
les rigueurs de la Savoie ou les dures lois des provinces du Nord vivaient à
peine mieux que des serfs.
L’odeur était épouvantable. Un remugle de fiente, de fumier
et de viande avariée prenait aux narines. C’était presque aussi immonde que la
fosse à ciel ouvert sous la tour des Vents où l’on vidait les seaux d’urine et
d’excréments. Hugon en eut la nausée.
Ce château ne ressemblait en rien à celui des Baux. Le
Bâtard ne se souciait pas du bien-être de ces gens qui baragouinaient un
mauvais occitan et quelques mots de provençal. Il se plaisait à les maintenir à
l’état de bêtes parmi les masures qui poussaient à l’ombre des hauts remparts
de l’Olympe, à l’orée du bourg de Trets, le long de la route d’Aix, sur les
flancs de la montagne érodée par des générations d’hommes. Cette main-d’œuvre
facile à nourrir et à tenir en laisse enrichissait le pagus.
Odet frappa du poing à une porte basse et cloutée.
— Ouvrez ! ordonna-t-il d’une voix rude.
Les gonds gémirent. Deux gardes débraillés apparurent, clignant
des yeux ; ils perdirent leur air farouche en découvrant leur maître et le
seigneur des Baux. Le Bâtard les repoussa et se dirigea droit vers un escalier
qui plongeait dans les entrailles du château. Des torches éclairaient çà et là
le monde souterrain dans lequel ils s’aventurèrent. Une fumée rancie flottait
dans l’air, et au fur et à mesure qu’ils franchissaient des portes, les soldats
affectés dans ces profondeurs paraissaient moins humains, contrefaits, possédés
par la nuit éternelle des lieux et les âmes vengeresses des prisonniers décédés.
Hugon, qui évitait d’inspecter ses propres geôles des Baux, sentit
monter en lui toutes les terreurs et toutes les humiliations. L’endroit
empestait la torture et la mort. Cependant, ces boyaux et ces trous lui
appartenaient, il était chez lui. On s’inclinait devant son blason, le Bâtard
était sa créature, la vie des prisonniers était entre ses mains.
Un gros garde blême au front bas sous les cheveux coupés au
bol fut le dernier à se présenter. Quand Odet demanda à être conduit dans le
puits aux criminels, le bonhomme eut un froncement de sourcils.
— Tu as bien compris, Jehan ! dit Odet. Ce sont
les rats buveurs de sang que nous voulons voir !
Le geôlier se dandina sur ses courtes jambes, étouffa une
toux, choisit une énorme clef, puis ricana.
—Il a la tête un peu fêlée, dit le Bâtard à Hugon, mais il
me rend service en nettoyant de temps à autre les cachots quand il y a
surpopulation ou quand la maladie sévit.
Hugon comprit en quoi consistait le nettoyage. Les condamnés
de ce niveau n’avaient aucun espoir de retrouver un jour la liberté. C’était presque
faire preuve de charité chrétienne que de les envoyer devant le tribunal de
Dieu en écourtant leur misérable existence. Il imagina le geôlier étranglant
les prisonniers avec les chaînes rouillées qui entravaient leurs mouvements.
Le Jehan éructa quelque chose en déverrouillant une grille
aux épais barreaux, puis il toussa à nouveau et cracha. Il avait le mal des
poumons. Il ne ferait pas long feu entre ces murs suintant d’humidité et
couverts de champignons. L’odeur rappelait celle des tas d’ordures, en plus
fort. Au-delà de la grille s’ouvrait un trou d’ombre d’où montaient des
gémissements. Une voix tonitruante les couvrit :
— Sois damné, Bâtard de Trets !
Odet lança un clin d’œil à Hugon avant de promener une
torche au-dessus du puits profond de quatre toises.
— Vois par toi-même. Ils ne sont pas bien vaillants.
Hugon contempla les prisonniers. Ils étaient une vingtaine, pitoyables,
en guenilles, maigres, barbus comme des hommes des cavernes. Certains furent
aveuglés par la flamme brandie dans cette nuit sans fin. Dans un bruit de
chaînes, ils se couvrirent les yeux. Quatre cependant ne bronchèrent pas. Ils
se tenaient debout, prunelles écarquillées. Ils avaient encore
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