La Fille Du Templier
comme il craignait ces tentatrices
qu’il connaissait bien pour les avoir côtoyées lors de sa dernière visite :
Adalarie, la très riche vicomtesse d’Avignon ; la grosse Alalète d’Ongle ;
Delphine, la terrible comtesse de Dye ; Rostangue, l’intrigante dame de
Pierrefeu ; la sage Hermissende de Posquières ; la bouillante Mabille
d’Yères ; l’insignifiante Bertrande d’Urgon et la très espiègle
Jausserande de Claustral.
— Bénissez-moi, mon père, lui demanda cette dernière d’un
air coquin qui le mit aussitôt mal à l’aise.
Craignant les réprimandes de Stéphanie et par voie de
conséquence la dérision et le sarcasme, il s’exécuta.
— Votre voix chevrote et votre main tremblote, mon père,
ironisa Jausserande en le contemplant avec un étonnement feint.
Il chercha un appui, un homme qui l’aurait soutenu par un
regard navré ; il se retourna. Des paysans partout. Des femmes en plus
grand nombre que les hommes. De plus, Stéphanie et Bertrane venaient d’être
rejointes par les deux batailleuses. Il haussa le sourcil. Aubeline d’Aups et
Bérarde la Burgonde avaient délaissé leurs habits de fer et de cuir pour des
robes de lin blanches enrichies de vives couleurs et de broderies. Deux boucles
d’or brillaient aux oreilles de la géante et un collier d’argent alourdi d’une
médaille incrustée de lapis pendait au cou de l’héritière d’Othon le templier. Il
était cerné de toutes parts par les perfides femelles. Il reporta les yeux sur
la facétieuse Jausserande.
Elle avait le minois parsemé de taches de rousseur, le nez
pointu, des lèvres renflées et des dents faites pour déchirer. Habillée à la
manière des Orientales, elle exhalait une vague odeur de jasmin et de musc. On
disait sa famille fortunée, son père allié aux marchands de Marseille et de
Lombardie possédait un comptoir à Antioche et plusieurs milliers d’acres dans
la principauté d’Edesse. Il ne devait surtout pas s’en faire une ennemie. Il se
fendit d’un sourire aimable. Tout en secouant sa tête de rousse, elle se mit à
rire avant d’imiter ses aînées qui, d’un même élan, s’étaient précipitées
au-devant des deux pèlerines.
Bérarde tiqua à la vue de cette volière. Elle, la muette, ne
se sentait pas capable de rivaliser avec ces brillantes oratrices qui savaient
écrire les belles paroles que leurs lèvres formaient. Elle regretta sa hache
qui lui donnait une contenance. Mais personne ne se soucia de la géante.
Bertrane et Stéphanie s’élancèrent à leur tour et les
Signois, figés et admiratifs, contemplèrent ces femmes d’une incomparable
noblesse qui, sous leurs sandales légères, faisaient s’égrener la poussière du
chemin en un nuage d’or.
La comtesse de Dye fut la première à congratuler les
voyageuses. Son grand âge lui donnait cette priorité. On chuchotait qu’elle
avait plus de soixante-dix ans et qu’elle devait sa remarquable longévité aux
potions des sorcières de Signes la Noire avec qui elle entretenait commerce. Nul
jusqu’à ce jour ne s’était risqué à lui demander son âge ; elle en
imposait trop. Elle avait ses entrées à Signes la Noire ; elle protégeait les Juifs et tous ceux qui de près ou de loin avaient quelques
pouvoirs magiques ; ses jugements étaient sans appel et elle contraignait
souvent les fautifs à des pénitences corporelles. Son visage ne se dérida pas
quand elle reçut le baiser de Bertrane, puis celui de Stéphanie. Osseux et pâle,
il paraissait taillé dans la pierre dure des carrières de Siou-Blanc et ses
petits yeux noirs sévères se livraient toujours à des inspections en règle.
— J’ai cru vous perdre ! Les messages étaient
catastrophiques. Les voyageurs parlaient de fin du monde. On racontait la
dévastation des villes, l’incendie des campagnes, le démantèlement des châteaux,
la destruction des Baux, les armées ennemies aux portes de Marseille, alliées à
celles des Génois, des Pisans et de Rome, rejetant les populations à la mer ou
les contraignant à fuir vers la Bourgogne et les Alpes. Harmelongue, Sixtine et
Hécate, nos guérisseuses de Signes la Noire, ont eu la vision de vos corps se
tordant dans les flammes d’un bûcher gigantesque allumé avec les bannières de
Provence. Les astres qu’elles ont étudiés ont révélé des trahisons ; les
étoiles disent que la mort est toujours à vos trousses et que cette guerre
entamée sous de mauvais aspects est
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