La Fille Du Templier
À sa dernière visite, il avait tant bu
que ses joues et son nez n’avaient pas désenflé pendant un mois.
Insensiblement, enviant Aubeline d’Aups et Bérarde qui, à
cheval, avaient pu rejoindre depuis la veille leurs terres situées à l’ouest de
Signes, il allongea le pas, distançant un peu les deux femmes qui ne risquaient
plus rien. C’était une région pacifique. Les patrouilles de soldats
grouillaient ; elles avaient été mises en place du temps des invasions
sarrasines et renforcées au début de la guerre contre les Catalans.
— Vois ! Vois les étourneaux ! s’écria
Stéphanie.
Par dizaines, les oiseaux quittaient les cépées. Après un
vol diagonal, ils disparurent derrière les traits épais d’une houssaie. La dame
des Baux sentit son cœur battre plus fort. C’était un très bon présage. On
associait les étourneaux aux pierres vertes, à l’amitié et à la convivialité. On
disait aussi qu’ils protégeaient la chasteté. Bertrane en éprouva de l’amertume.
Elle avait tant entendu les autres femmes parler des plaisirs des sens. Au loin,
se dressait le Château-Vieux dans lequel s’enfermait et priait Bertrand. Elle
se demandait souvent s’il comprenait quelque chose aux vertus qu’il louait sans
cesse. La chasteté dans son sens le plus strict ? Mais c’était exactement
ce qu’elle pratiquait depuis ses premières règles. Se rendait-il compte qu’elle
était la vivante réincarnation des vierges martyres adorées dans les couvents et
canonisées par l’Église ? Elle ferma les yeux ; il y avait des jours
où elle aurait aimé qu’on dise d’elle : Es une dévergougnado ! Oui,
une vraie dévergondée, une de ces filles qui se vautrent dans les lupanars ou
montrent leurs charmes aux portes des villes.
Elle se mit à rougir. Quand elle rouvrit les yeux, des
hommes couraient vers les houssaies. Ils pourchassaient les étourneaux pilleurs.
Rien n’arrêtait les paysans de Signes bien mieux traités que partout ailleurs
en Provence. L’enthousiasme les habitait. Ils allaient aux champs comme à une
fête. Contrairement à leurs frères des terres voisines, ils ne tenaient pas de
chasements. Bertrane l’avait exigé en épousant Bertrand : pas d’hommes
chasés sur son territoire. Il lui aurait été intolérable de vivre au milieu de
serfs soumis à des corvées telles que le fournage et à de très fortes
redevances pour la clôture et la garde des châteaux. Ses paysans étaient libres ;
ils exploitaient leurs tenures en payant la tasque, impôt équivalant à un peu
moins du quart de leurs récoltes, et ils jouissaient du droit d’esplèche par
lequel les troupeaux pouvaient pâturer librement. Bertrane, par sa volonté
inflexible et ses idées égalitaires, avait contraint son mari à étendre ce
droit à la glandée, à la coupe du bois de chauffage et à la chasse.
— Je sens que je vais revivre. Quel beau pays ! J’en
avais perdu le souvenir, dit Stéphanie en prenant la main de son amie.
L’écheveau des cultures claires s’étendait dans les vallées,
sur la plaine, sur les restanques pareilles à des marches pour géants bâties
aux flancs des collines. La conquête du sol vierge avait été retardée pendant
des siècles après la chute de l’Empire romain, mais la Trinité éternelle avait délivré le pays de l’oppression des païens et des razzias
barbaresques, et les hommes unis par le baptême s’étaient mis au travail.
Stéphanie se fit une idée du paradis en longeant les eaux
claires et joyeuses du Figaret. Le mistral n’avait pas daigné se lever avec le
soleil et, sous l’effet de la chaleur, tout tremblait et ondulait, faussant la
vision des pèlerins. Leurs paupières à demi fermées filtraient les bandes
aveuglantes des champs d’orge et de froment. Les oliviers, en rangs serrés, arrondissaient
leurs feuillages d’argent au-dessus du ruban caillouteux de la route, et
Stéphanie avait l’impression que des anges veillaient là sur les paysans.
Soudain, l’un des Signois reconnut sa dame.
— Bertrane ! Bertrane est revenue, cria-t-il. Loué
soit Jésus !
Les uns laissèrent tomber les houes, les autres rejetèrent
leurs louchets. Les femmes dégringolèrent des cavalets, abandonnèrent leurs
paniers. Tous se pressèrent au-devant d’elle, poussant des exclamations de joie,
baisant le bas de sa robe. La dame de Signes, souriante, eut des mots pour
chacun.
Fière d’être leur dame. Fière de les
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