La Fille Du Templier
le feu et revint avec un chaudron fumant. La deuxième
fit étendre Bertrane sur une longue et lisse pierre en marbre, et se mit à lui
masser les pieds avec une crème onctueuse tandis que la troisième répandait de
la cendre sur sa peau.
On alimenta le feu avec de gros ceps de vigne. Il redoubla d’intensité.
La fumée se mêla aux volutes de vapeur.
À travers ce brouillard dense et mobile, Bertrane aperçut le
corps parfait de Jausserande. La jeune espiègle se pencha sur elle et commença
à lui racler méthodiquement la peau avec une écorce de chêne. Ses longs cheveux
battaient sur ses petits seins. Tous ses muscles travaillaient, se tendaient, luisaient
à la lueur diffuse des flammes. Sous l’effort, sa bouche s’entrouvrit, révélant
des dents parfaitement blanches.
— Est-ce que ton époux a déjà pris le bain avec toi ?
— Non ! s’écria Bertrane comme si l’idée la
révulsait.
Jausserande sourit. Il y avait dans ce « non »
jeté à la face des femmes présentes toutes sortes d’interdits et de regrets.
— Quel dommage ! Il en attraperait la fièvre
quarte et tu en serais débarrassée ! Libre à toi ensuite de choisir l’homme
qu’il te plairait. Je suis sûre qu’ils seraient des dizaines, et parmi les plus
illustres, à venir te courtiser.
Bertrane sentit le rouge lui monter aux joues, mais le feu
avait déjà coloré son visage. Évoquer la mort de Bertrand la troublait
profondément. Au fond, elle n’éprouvait pas de peine, ni de remords. Au
contraire, elle l’envisageait comme un grand retour à la liberté.
— Il ne faut pas dire des choses pareilles, fit-elle un
peu tard.
Ce qui arracha un gloussement ironique à Jausserande. La
jeune femme redoubla de vigueur. Ce rude décrassage arracha des gémissements à Bertrane
jusqu’à ce que les massages l’apaisent. Nues elles aussi, les servantes se
joignirent aux deux femmes. Du bout des doigts, elles puisaient de la graisse
parfumée à la sauge qu’elles étalaient ensuite sur le ventre soyeux de la dame
de Signes. Leurs mains remontaient, descendaient, erraient de courbe en creux.
Bertrane sentait les paumes bien appuyées et les doigts
experts qui couraient sur ses chairs. Un bien-être l’envahissait. Elle eut l’impression
que son corps se dédoublait, se détachait du carcan qui l’enfermait. Elle
aurait voulu que ces mains, que ces souffles effacent les milliers d’heures
tristes passées aux côtés de Bertrand… Alix, en retrait, qui guettait sa
comtesse était peinée et outrée. Elle ne put en supporter davantage lorsque
Bertrane s’abandonna totalement aux caresses. Pleine de ressentiment, elle se
promit d’en parler à confesse quand elle reverrait Guillaume. Il se disait que
le chapelain des Baux était de bon conseil.
Alix quitta la salle, claqua la lourde porte derrière elle et
grimpa rageusement la spirale des escaliers qui menait à la surface. Il fallait
qu’elle vide sa colère, qu’elle se déleste du poids des péchés de cette cour d’amour
qui perdait peu à peu sa raison d’être.
Et elle trouva un exutoire…
— Pare à gauche ! Bloque à droite ! Pousse du
bouclier ! Fends-toi ! Coup droit au cœur !
Les cris d’Aubeline avaient du mal à couvrir les bruits de
la tempête. Munie d’un bouclier rond et d’une épée de bois, elle exerçait
Bérarde qui, sans sa double hache, se révélait moins forte.
Les deux guerrières revêtues de broignes de cuir et casquées
à la viking, la visière rapportée et ajourée en forme de lunettes, avaient un
air terrible. Pourtant les gardes goguenards à l’abri sous les auvents se
tapaient sur les cuisses en contemplant les deux femmes qui pataugeaient dans
la boue.
— À votre place, je rirais moins, leur lança Jean du
Paumier qui, venu livrer du cuir au forgeron du manoir, était arrivé au début
de cet entraînement spectaculaire.
La Burgonde était comme un pilier de granit. Rien ne pouvait
la renverser. Les coups reçus ne lui arrachaient pas la moindre grimace ; elle
répliquait avec une violence telle que son épée de bois se brisa en mille
morceaux contre le bouclier d’Aubeline.
— Prends une autre arme, lui dit la fille du templier.
— Je voudrais me mesurer à vous deux, demanda à cet
instant Alix.
Elles la découvrirent dans sa tunique frangée de bleu, de
noir et de rouge, couleurs empruntées à son blason noir barré de deux bandes
rouge et bleu. Elle paraissait si fragile, la
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