La Fille Du Templier
de la vie à l’extérieur. À travers la buée, l’incendie de l’âtre
gagnait toutes ces chairs humides, dévorant d’un halo de cuivre ce qu’il ne
pouvait prendre entre ses flammes.
Bertrane s’approcha du feu. De hautes spirales de fumée
montaient des chaudrons suspendus à des chaînes. Elle recula aussitôt, comme
frappée par la violence des escarbilles que le bois projetait. Son cœur se mit
à battre fort et il s’emballa quand elle relut pour la millième fois la
dix-neuvième maxime du code d’amour gravée sur les pierres noircies du fronton
encadré de deux cygnes :
L’amour qui s’éteint tombe rapidement et rarement se
ranime.
— Qu’as-tu ? Tu as vu Rafanhauda ?
Bertrane sentit la confusion l’envahir. Aubeline, suivie de
Jausserande, couverte d’un linge, l’examinait. Derrière les deux femmes, la
farouche Bérarde, vêtue d’une tunique longue et opaque, jetait des regards de
mépris sur les créatures qui s’étiraient et se prélassaient dans le brouillard.
— Mais non… Que vas-tu imaginer ? Jamais la Bête noire ne résisterait à un feu pareil. Et puis n’es-tu pas là pour tuer tous les monstres
qui infestent la région ? répondit Bertrane.
— À ce propos, avança Alix de Dardanus, mon père m’a
fait parvenir un message concernant un dragon qui terrorise les populations du
fief d’Albertville. Peut-être garde-t-il le trésor des Burgondes ? Il
crache des flammes et…
— Ce n’est pas un souffle de dragon qui nous enveloppe
ici, la coupa Jausserande qui devinait les tourments de la dame de Signes. C’est
un feu d’amour.
Les servantes rirent. Aubeline répondit à Alix que Bérarde
et elle se feraient un plaisir d’occire le dragon, de lui ravir le fameux
trésor et de fonder un empire plus grand que celui des Allemands, des Byzantins
et des Turcs réunis. Les rires redoublèrent. Même Bérarde y participa. Bertrane
les imita enfin. Elle enviait les gestes simples, les désirs simples, les
amours simples. Elle aurait voulu naître dans une masure et être mariée à un
solide et bon paysan. Non pas à ce Bertrand avec qui on l’avait associée par
intérêt.
Comme si elles comprenaient le cheminement de ses pensées, Aubeline
et les servantes entamèrent un chant passionné :
Hâtez-vous de rentrer, voici l’orage, hâtez-vous de
rentrer, voici les amants.
Alix mêla sa voix rauque aux leurs tandis que Jausserande, un
sourire énigmatique aux lèvres, battait la mesure en frappant des mains. Les
mots interdits par l’Église jaillissaient entre leurs lèvres faites pour les
baisers. Bertrane se laissa emporter par le chant. Des images passèrent devant
son regard embué, elle imagina ces amants, beaux chevaliers galopant sous l’orage,
elle eut la sensation d’un baiser dans son cou.
Soudain, alors que le chant s’achevait et que Bérarde, lassée
par tant de mièvreries, faisait comprendre à Aubeline qu’il était temps de
partir et d’aller s’entraîner à l’épée, la main de Jausserande s’empara de
celle de Bertrane. Les trois servantes se précipitèrent sur leur comtesse. C’était
tellement inattendu qu’elle ne put s’esquiver et qu’Alix en demeura coite.
— Laisse-toi faire ! ordonna Jausserande.
— Mais…
— Nous allons te baigner et te laver.
— Il m’appartient de m’occuper d’elle, répliqua Alix. Je
suis sa première demoiselle d’honneur.
Argument vain. On repoussa gentiment Alix et sur un regard
impérieux de Jausserande de Claustral, elle baissa la tête.
— Va donc mettre au point ton expédition contre le
dragon avec les deux batailleuses. Et si tu accomplis cet exploit et que tu
rapportes le trésor, je veux bien alors me plier à tous tes ordres.
Le chant fut repris, se propagea ; les femmes
unissaient leurs voix pour répondre à l’orage qui martelait le château d’amour.
Les paupières closes, elles évoquèrent le dragon redouté, caché quelque part
sous la terre. Il y eut un moment d’extrême tension comme si la bête allait
surgir entre deux éclairs, mais la bête mentionnée dans un long couplet fut
tuée en une courte stance par le beau chevalier de la chanson. Aussitôt les
rires et les piaillements enjoués reprirent. Bertrane participa à cette joie
collective, s’abandonnant à la tendresse des regards et au velours des mains. Quand
elle fut nue, Jausserande donna des ordres. La première servante jeta des
brassées de bois sec dans
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