La Fille Du Templier
rencontrent une troupe dont les
visages aux traits imprécis et grossiers semblaient sortir d’un dessin croqué
dans les enfers.
— Vous les voyez, vous les voyez, vous sentez leur
odeur et celle de leurs crimes, affirma Inna.
— Ce sont eux ?
Aubeline avait posé la question. Mais elle ne reconnaissait
pas sa propre voix déformée dans le monde irréel par la sorcière.
— Ce sont eux. Ils campent dans une galerie de mine à
Fuveau… Des Champenois. Hugon est derrière eux. Je sens son esprit retors.
Bérarde se leva d’un bond pour se saisir de sa hache.
Elle tremblait du désir ardent de le supplicier à sa manière.
De l’écorcher par petits morceaux et de lui travailler les nerfs avec son
couteau.
— Où est-il ? fit-elle.
— Je ne sais pas, répondit Inna dont le regard s’agrandissait.
La vision lui échappait. Elle était à un carrefour de l’avenir.
Par la route de gauche bordée de peupliers, elle vit surgir un cavalier entouré
de flammes. Aubeline le distingua à son tour.
— C’est un archange, balbutia-t-elle.
— Non, mais c’est un tueur de dragons et il te fera du
mal.
— Du mal ?
Inna eut un sourire sarcastique.
— Pas dans le sens que tu crois, petite… Je dois
refermer les portes à présent. Laissez-moi sceller l’avenir. Je t’exorcise, esprit
impur, au nom de Lucifer et de Dieu le Fils ; je te commande de sortir de
nos corps, je t’adjure de te retirer au nom de celle qui donna son front à
Jésus lorsqu’il sortit du tombeau, de refermer les chemins sur lesquels tu nous
as entraînées. Obéis, maudit démon, à ton Maître en enfer et à ton Dieu dans le
ciel ! Obéis, que je puisse faire fondre les plombs sur les serrures des
portes interdites !
Ces mots, cette fois prononcés en latin et en provençal, avaient
de quoi leur glacer les veines. Il y eut comme un gargouillement. Le temps
digéra le chevalier aux flammes qui galopait vers un fleuve paresseux aux rives
blondes.
21
Jadis, il lui avait toujours paru que l’homme idéal devait
être soldat et poète. Aussi s’était-il exercé à la rime après avoir étudié le
théâtre grec à l’abbaye Saint-Victor de Marseille, ce qui s’était révélé plus
difficile que l’apprentissage des armes sous le regard sévère de son père, lequel
pouvait se vanter de manier quatre sortes de lames à la perfection et de
réciter plusieurs pièces de Sophocle par cœur. Après avoir peiné sous le joug
de la plume pendant cinq années, il avait décidé de donner un tour différent à
sa vie en partant pour la Terre sainte.
À présent, il n’était ni soldat ni poète, mais un insecte
écrasé par la chaleur et il lui vint en tête les vers de l’homme déçu et
désespéré de Sophocle :
O béance de ce rocher, je te reviens,
Dépouillé, indigent, désireux d’en finir
Seul au fond de ton gîte. Il n’est plus question D’abattre ni l’oiseau
en plein vol ni le fauve.
Non, c’est moi qui serai désormais le gibier
Pour ceux que je chassais.
Jean d’Agnis cheminait le long du djebel Ansariya. Au loin l’Oronte
traversait la plaine. Sur ses bords, les tapis acides des herbes jaunies
étaient tachés de troupeaux. Depuis des jours, il cherchait l’armée du prince d’Antioche,
Raymond. Avant de partir avec le commandeur Othon d’Aups qui s’était vu mandaté
d’une mission de première importance auprès des neuf provinces templières par
le Grand Maître de l’Ordre, Jean avait fait vœu de se comporter en véritable
chevalier du Christ.
Raymond, si l’on exceptait les templiers, les teutoniques, les
hospitaliers et les divers ordres guerriers religieux, était le dernier
représentant de la vraie chevalerie sur cette terre biblique. Louis VII et
Conrad III avaient renoncé à se battre contre les Turcs ; à cette
heure ils étaient en route pour l’Occident. Allez savoir… Aucune nouvelle ne
parvenait jusqu’ici où quelques poignées de colons survivaient sur les marches
du royaume de Dieu.
Jean s’en voulait d’avoir offensé le prince d’Antioche. C’était
téméraire mais il s’était juré de faire amende honorable en lui offrant ses
services. Il donna un coup de poing sur son heaume.
— L’honneur vaut bien une tête, persifla-t-il. N’est-ce
pas, Hercule ?
Il avait décidé d’appeler ainsi son cheval acheté grâce à une
bourse d’Othon d’Aups. Sa dernière monture avait rendu l’âme sur une dune de
sable après de
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