La fuite du temps

consommer.
Elle trouva des oeufs. Elle s'en fit cuire deux qu'elle parvint à manger en les
coupant en morceaux minuscules.
     
    Lorsqu'elle
retourna se mettre au lit un peu après minuit, elle s'était plus ou moins
résignée à son nouvel état.
     
    Chapitre 12
    L'Inattendu
    Évidemment, la
nouvelle fit le tour de la famille les jours suivants, pour le plus grand dépit
de Laurette. Elle aurait bien voulu tenir la chose secrète, mais il suffisait
de l'entendre au téléphone pour inciter son correspondant à lui demander
pourquoi sa voix était si changée.
     
    Dès le lendemain
de l'extraction, Pierre, Denise et leurs enfants vinrent lui rendre visite en
début de soirée pour lui remonter le moral. Ils tombaient particulièrement à
propos. Laurette avait à peine mis fin d'une façon un peu abrupte à un appel
téléphonique de sa belle-soeur, Colombe, dont les jérémiades affectées lui
avaient mis les nerfs en boule.
     
    — Je te dis que
ta tante Colombe s'améliore pas avec les années, dit-elle à sa fille après que
cette dernière lui ait fait raconter dans le détail l'extraction de ses dents.
     
    — Qu'est-ce
qu'elle a encore fait? demanda Denise en prenant sa cadette sur ses genoux.
     
    — Imagine-toi
donc que la pauvre peut pas passer tout son été au chalet parce que ton oncle
doit venir s'occuper du garage au moins quatre jours par semaine. C'est ben
effrayant d'être obligée de venir voir si la bonne fait ben le ménage et lave
ben la vaisselle. Maudite fraîche! Je sais pas ce que Rosaire fait pour être
capable de l'endurer à l'année longue.

 
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    — Laurette, c'est
de ma soeur que tu parles, dit Gérard, sévère. Lâche-la un peu, veux-tu? — Ta
soeur, elle me tombe sur les nerfs, reprit sa femme.
     
    Moi, quelqu'un
qui trouve le moyen de se plaindre tout le temps quand elle a juste à se faire
servir, je trouve ça écoeurant. Son monde, c'est ses amies, son bridge et son
piano. À quoi ça sert du monde comme ça dans la vie, veux-tu ben me le dire,
toi? Son gendre s'empressa de changer de sujet de conversation quand il vit que
son beau-père allait se fâcher. Il lui demanda s'il était satisfait de la
réparation faite au radiateur de sa Chevrolet avant d'annoncer que Denise et
lui avaient renoncé à l'idée d'amener les enfants au Lac-Saint-Jean, chez ses
parents, durant les vacances. Toute la famille allait camper sur le lot de
Notre-Dame-de-la-Merci durant les deux premières semaines du mois d'août pour
faire progresser le défrichage. Il avait même l'intention de commencer la
construction d'un chalet rudimentaire s'il en avait le temps.
     
    — Comment vous
vous débrouillez pour manger, m'man? demanda Denise, hors de propos.
     
    — Qu'est-ce que
tu veux? Tout ce que je peux manger, c'est du Jell-O et de la soupe, répondit
sa mère en prenant un air misérable auquel les siens étaient peu habitués.
     
    — Il y a tout de
même d'autres affaires molles que vous pouvez manger.
     
    — Comme quoi, par
exemple? — Une omelette, du gruau, du pudding...
     
    — Je vais ben
mourir de faim si je mange juste ça pendant trois mois, rétorqua sa mère. Quand
est-ce que je vais pouvoir manger de la viande, d'après toi? Tout le reste,
c'est pas soutenant pantoute. Dix minutes après le repas, j'ai déjà tellement
faim que je mangerais les murs.
     
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    Viarge, avec un
régime comme ça, je vais ben avoir les deux joues collées ensemble rendue à
l'automne!
     
    — Ah! Il y a
quand même pas mal de chemin à faire avant que ça t'arrive, osa dire Gérard sur
un ton plaisant.
     
    — Qu'est-ce que
tu veux dire par là? lui demanda sa femme en lui jetant un regard féroce.
     
    — Rien,
s'empressa-t-il de répondre en réprimant difficilement un sourire.
     
    — En tout cas,
vous pouvez toujours manger du boeuf haché mêlé à des patates pilées, intervint
son gendre.
     
    — Ouais, laissa
tomber sa belle-mère sans grand enthousiasme.
     
    Sauf qu'à la
longue, ça va finir par me tomber sur le coeur. Le pire, ajouta-t-elle, c'est
que je sais pas ce que je vais faire pour mes commissions le vendredi. Qui va
aller acheter le manger? — Pourquoi vous dites ça, madame Morin? demanda
Pierre, surpris.
     
    — Je veux pas
envoyer mon mari, il est pas fiable pour deux cennes. Il va me revenir avec
n'importe quoi.
     
    — Mais pourquoi
vous voulez pas aller acheter vos affaires chez Tougas comme d'habitude? fit
Denise, aussi intriguée que son mari.
     
    —