La fuite du temps
Aïe! Tu
t'imagines tout de même pas que je vais sortir arrangée en folle comme ça. J'ai
pas envie de faire rire de moi, tu sauras.
— Voyons donc,
m'man. Vous faites un drame avec rien, la réprimanda son aînée. Ma voisine est
comme vous depuis presque deux mois et elle fait ses affaires comme avant sans
que personne rie d'elle.
— En tout cas, je
vais peut-être aller faire mes commissions parce que j'ai pas le choix,
concéda-t-elle, mais il est pas question que j'aille me promener dans l'ouest
de la ville sans dents, tint à préciser Laurette à son entourage.
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Elle venait
subitement de songer que ses courses en solitaire du samedi n'auraient plus
aucun charme si elle ne pouvait s'arrêter dîner dans son restaurant préféré,
non loin de chez Dupuis frères.
— Maudit que le
reste de l'été va être long, poignée entre les quatre murs de la maison,
ajouta-t-elle, l'air pitoyable.
Au moment où
Denise allait formuler un encouragement, on sonna à la porte.
— Va ouvrir, mon
coeur, dit Laurette à son petit-fils Alain.
Le petit garçon
alla ouvrir la porte et revint en annonçant: — C'est mon oncle Richard et ma
tante Jocelyne.
— Dérangez-vous
pas pour nous autres, on arrive, dit Richard en s'avançant dans le couloir. On
vient juste voir si la malade va survivre.
Vêtu proprement
d'une chemisette à col ouvert, le benjamin de la famille pénétra dans la
cuisine en compagnie de sa femme. Tous les deux embrassèrent Laurette à tour de
rôle et saluèrent les autres membres de la famille présents dans la pièce.
— Tabarnouche,
m'man, vous ressemblez à grand-mère Brûlé quand on la poignait sans ses
dentiers! s'exclama Richard en affichant un air horrifié.
Un éclat de rire
général salua la remarque.
— Aïe, toi! C'est
pas le temps de venir rire de moi en pleine face, le prévint sa mère. Tu sauras
que c'est pas drôle pantoute ce que je traverse.
— Voyons, m'man,
vous êtes ben plus solide que ça.
Vous allez passer
à travers, l'encouragea son plus jeune fils, redevenu sérieux.
— Ben oui, madame
Morin, reprit sa bru. A part ça, ça paraît presque pas que vous avez plus vos
dents.
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Laurette lui jeta
un regard mauvais pour vérifier si la jeune femme ne se moquait pas d'elle.
— Puis, comment
marchent les affaires? demanda Pierre Crevier à son beau-frère, l'air
intéressé.
— Pas trop mal,
reconnut Richard en s'assoyant près de lui. Remarque, c'est pas le Pérou, mais
il y a moyen de faire une piastre si on fait pas de folie.
— Tu conduis plus
pantoute? lui demanda son père.
— J'ai pas le
temps, p'pa. Je cours du matin au soir.
Tenir trois trucks
sur la route et m'arranger pour que mes six chauffeurs fassent chacun leurs
douze heures, ça demande pas mal d'ouvrage et ça finit par coûter cher. Par
exemple, mon dernier truck, celui que j'ai acheté au mois de juin, il m'a coûté
un bras cette semaine. J'ai été obligé d'acheter quatre tires neufs. Les vieux
étaient lisses comme des fesses de bébés. Mes chauffeurs voulaient plus le
conduire.
— C'est sûr qu'on
peut pas gagner de l'argent les deux pieds sur la bavette du poêle, reconnut
Gérard, approbateur.
— Là, j'ai un
autre trouble, ajouta Richard, la mine soudainement assombrie.
— Quel trouble?
lui demanda son beau-frère.
— Mes gars savent
qu'ils auront aucun mal à se faire engager par d'autres s'ils me lâchent. Ils
veulent que je les paye temps et demi quatre heures par jour et les fins de
semaine.
— Et t'es pas
capable? demanda Pierre.
— C'est pas ça,
tabarnouche! Si j'accepte ça, ça mange une bonne partie de mes profits. Tiens,
j'y pense. T'as des vacances, toi, au mois d'août, non? — Deux semaines à
partir de la semaine prochaine, répondit le débardeur.
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— Ça te tenterait
pas de venir chauffer un de mes trucks? demanda Richard, plein d'espoir. Je te
paierais ben.
— Aïe, toi!
Mets-lui pas ça dans la tête, l'avertit sa soeur. On a prévu d'aller passer ses
quinze jours de vacances à Notre-Dame-de-la-Merci. Il est pas question que je
reste en ville, plantée sur mon balcon avec les trois petits.
— T'as entendu?
fit Pierre. Mon boss vient de décider.
— C'est correct.
Moi, je disais ça pour parler.
— À propos de
parler, intervint Jocelyne en tournant vers son mari sa petite figure un peu
chafouine,
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