La fuite du temps
sévère.
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— Ben oui, m'man.
Je suis pas aveugle. Je sais encore reconnaître quelqu'un quand je le vois.
Jocelyne l'a reconnu, elle aussi. Ça nous a tellement gênés qu'on n'a pas osé
aller dire bonsoir à Louise. On a viré de bord et on a pris une autre allée.
— Je l'espère
pour toi, dit sa mère. Salir la réputation d'un prêtre, c'est grave, ça. Je
suis sûre que c'est même un péché mortel.
Gérard n'avait
pas prononcé un mot durant tout cet échange entre sa femme et son fils. Il
finit par dire: — Armand et Pauline le savent probablement pas, mais quand ils
vont apprendre ça, ils vont être tout à l'envers.
— Déjà qu'ils
prenaient ben mal que Louise soit partie vivre seule en appartement, fit
remarquer Pierre qui se souvenait encore des mines d'enterrement des parents
lors des noces de Gilles, trois semaines auparavant.
— En tout cas, il
faut pas que personne de nous autres ouvre sa trappe là-dessus. On est mieux de
faire semblant de pas le savoir, recommanda Laurette en s'allumant une
cigarette.
— Moi, ça me
surprendrait pas qu'elle reste avec lui, osa dire Jocelyne au grand scandale de
ses beaux-parents.
— Va pas raconter
ça nulle part, toi, lui ordonna sèchement sa belle-mère. T'as pas de preuve.
Vers dix heures,
les invités prenaient congé au moment où Jean-Louis rentrait.
— Maudit, mon
frère, t'as ramené ta blonde ben de bonne heure, plaisanta Richard en voyant
apparaître son aîné dans le couloir. Elle était pas de bonne humeur? — Ben non.
T'oublies que le jeudi soir, la banque est ouverte.
— Je veux ben le
croire, mais seulement jusqu'à huit heures, non? Il est dix heures. Tu me feras
pas croire que ça t'a pris deux heures pour revenir.
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— Dis donc,
Richard Morin. Travailles-tu pour la police, toi? lui demanda Jean-Louis, en
esquivant la question de son frère.
— Bon. Ça a tout
l'air qu'on saura pas à soir ce que t'as fait après l'ouvrage, répliqua son
jeune frère en riant. J'ai ben peur qu'un de ces jours, on reçoive un
faire-part...
— T'es ben drôle.
— On va y aller,
déclara Pierre Crevier en prenant sa cadette endormie dans les bras de sa
femme. Les enfants en peuvent plus.
En moins de cinq
minutes, la maison se vida de ses invités qui promirent de revenir voir
Laurette le plus tôt possible.
Après leur
départ, la mère de famille ne put s'empêcher de dire: — Moi, si une affaire
comme ça était arrivée à une de mes filles, je l'aurais étranglée de mes
propres mains. Il faut être une maudite sans-coeur pour faire une affaire
pareille à ses parents, Quelques minutes plus tard, Carole se réfugia dans sa
chambre. Les dernières paroles de sa mère résonnaient encore à ses oreilles.
«Il faut être une maudite sans-coeur pour faire ça à ses parents», pensa-t-elle
en s'examinant longuement dans le miroir avant de mettre sa robe de nuit.
Le renflement de
son ventre commençait légèrement à paraître. Elle allait devoir aller s'acheter
une jupe plus ample en fin de semaine au cas où...
— Elle va ben
vouloir m'étrangler quand elle va savoir, murmura-t-elle, angoissée.
En cet instant,
elle se sentit submergée autant par la honte que par la crainte de ce que lui
réservait l'avenir.
Tout ça pour un
instant de faiblesse! La vie était injuste!
Elle n'était pas
une dévergondée. Elle était une fille honnête, elle l'avait toujours été. Si
encore elle avait pu
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L'INATTENDU
compter sur André Cyr pour l'aider à traverser l'épreuve qui approchait. Un
maudit lâche! Là, elle n'avait pas le choix. Elle allait devoir mettre au monde
un enfant...
Pendant un bref
moment, elle pensa à l'avortement. Si le docteur Leduc avait pu... Mais non,
c'était un péché mortel, elle n'aurait jamais été capable de vivre avec la
culpabilité... Non, il ne lui restait plus qu'à trouver le courage de partir et
d'accoucher quand le moment viendrait.
Pendant un
instant, la jeune fille fut distraite par des rires tonitruants en provenance
d'une galerie, à l'autre bout de la grande cour. Son esprit prisonnier de son
drame revint au problème qu'elle n'était pas encore parvenue à résoudre.
Allait-elle ou non garder l'enfant après sa naissance? Son angoisse ne disparut
pas quand elle se mit au lit.
Elle imagina les
réactions violentes de ses parents s'ils découvraient son état. Il
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