La fuite du temps
joie.
Le caissier
flottait littéralement sur un nuage. Il était si heureux qu'il alla jusqu'à
inviter Marthe à dîner au restaurant ce midi-là. Si un membre de la famille
Morin avait pu assister à l'événement, il n'en aurait jamais cru ses yeux.
Personne n'aurait
eu l'idée saugrenue de gager un seul cent sur cette probabilité tant sa
réputation de grippe-sou était bien implantée chez les siens.
Tout le monde
aurait été bien surpris de voir qu'il ne s'était même pas préoccupé du prix du
plat choisi par son invitée. Durant toute l'heure du repas, la conversation ne
roula que sur ce qui l'attendait durant sa formation. Marthe Paradis ne se
montra pas avare de conseils et lui offrit son aide.
A la fin du
repas, la mine de la jeune femme s'assombrit légèrement en évoquant l'avenir.
— C'est juste
plate pour une chose, finit-elle par dire.
— Quoi? — On se
verra plus, avoua-t-elle en rougissant légèrement.
C'est dommage, on
s'entendait si bien tous les deux.
— C'est vrai,
reconnut Jean-Louis en réalisant ce qu'elle venait de lui dire.
— Quand tu vas
revenir à la succursale, s'ils te nomment à Dufresne, je vais être obligée
d'aller travailler dans une autre caisse, dit-elle tristement.
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— On peut
peut-être essayer de se voir de temps en temps les fins de semaine, hasarda son
compagnon d'une voix mal assurée.
— C'est sûr. Tu
sais où je reste et tu as mon numéro de téléphone, reprit Marthe, en retrouvant
le sourire.
Sur ces mots, Jean-Louis
s'empara de l'addition que venait de lui laisser la serveuse, se leva et se
dirigea vers la caisse. Lorsqu'il vit la somme à débourser, il eut une grimace
significative.
A la fin de
l'après-midi, il revint à la maison au moment où son frère Richard s'y arrêtait
quelques instants, entre deux rendez-vous.
— Comment ça se
fait que t'es pas venu dîner? lui demanda sa mère. Je t'ai attendu jusqu'à une
heure.
— J'ai invité
Marthe Paradis à dîner au restaurant, laissa-t-il tomber, comme si c'était un
geste habituel.
— Hein! C'est pas
vrai! s'exclama Richard en s'étreignant le coeur comme s'il craignait de
succomber à un malaise cardiaque.
— En quel
honneur? lui demanda Laurette, tout aussi surprise que son fils Richard.
— Pour rien.
Comme ça, mentit Jean-Louis, toujours aussi décidé à ne rien dire tant et aussi
longtemps qu'il n'aurait pas réussi le stage de moniteur.
— Ah ben, là,
j'en reviens pas! reprit Richard en s'assoyant comme si ses jambes ne pouvaient
plus le porter.
Mon grand frère
qui garroche son argent dans les restaurants et qui, en plus, paye la traite à
une fille...
— OK. Ça va
faire! le rembarra sèchement son aîné.
— Ça a dû te
coûter un bras, insista l'incorrigible.
À moins qu'elle
ait mangé juste des patates frites, ajouta-
t-il en faisant
un clin d'oeil à son frère.
— Ça va faire,
Richard! lui ordonna Laurette. Bois ton Coke et laisse ton frère tranquille.
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Deux semaines
plus tard, Jean-Louis rentra à la maison à la fin de l'après-midi en affichant
un air heureux que ses parents ne semblèrent pas remarquer.
Quelques minutes
plus tard, au moment de passer à table, le jeune homme ne put s'empêcher
d'annoncer fièrement à ses parents: — J'ai une grande nouvelle à vous
apprendre. À partir de demain, je suis plus caissier à la Banque d'Épargne.
— Dis-moi pas
qu'ils t'ont mis à la porte! s'exclama sa mère en déposant devant Gérard une
assiette de rigatonis.
— Ben non, m'man.
C'est le contraire. Je viens d'être nommé moniteur. J'ai fini mon training au
siège social aujourd'hui.
— De quoi tu
parles, bonyeu? lui demanda Laurette, un peu perdue. C'est quoi cette
affaire-là? Alors, Jean-Louis raconta à ses parents qu'il avait postulé pour
avoir une promotion et qu'il venait de l'obtenir après avoir subi un
entraînement durant près de deux semaines.
— Demain, je
commence à notre succursale sur Beaubien. Je vais être le troisième de la
succursale, juste derrière le gérant et le comptable.
— C'est plate,
ça. Je suppose que tu pourras plus venir dîner à la maison? lui fit remarquer
sa mère.
— Oui. En plus,
les jeudis et vendredis, je vais être obligé de manger deux lunchs parce que
j'aurai pas le temps de venir souper non plus. Mais c'est pas grave,
ajouta-t-il,
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