La fuite du temps
place au bout de la table et mangea sans dire un mot. C'est à
peine s'il répondit au bonjour de Jean-Louis quand ce dernier s'approcha pour
manger lui aussi.
Vers une heure,
Laurette, vêtue de sa plus belle robe, vint remplir son étui à cigarettes dans
la cuisine. Gérard
469
n'avait pas
desserré les dents depuis qu'elle l'avait menacé.
Il avait mis sa
chemise blanche et noué sa cravate, mais rien n'indiquait encore que ces frais
de toilette étaient motivés par une autre raison que le souper des Brûlé.
— Tu viens ou tu
viens pas? lui demanda-t-elle à mi-voix de manière à ce que Jean-Louis, réfugié
dans sa chambre, ne puisse l'entendre.
— J'arrive,
maudite fatigante! dit-il, l'air mauvais.
Elle s'empressa
de lui tourner le dos autant pour aller chercher son manteau que pour
dissimuler le sourire triomphal qui illuminait son visage. Quand Jean-Louis
aperçut ses parents en train de s'apprêter à sortir, il leur demanda, intrigué:
— Est-ce que vous vous en allez déjà chez mon oncle Armand? — Non, répondit sa
mère. On va s'arrêter cinq minutes chez Carole avant.
Le jeune homme
eut du mal à cacher sa surprise devant une pareille nouvelle.
— Ben,
voulez-vous dire à Marthe que je vais arriver seulement vers cinq heures pour
souper.
— C'est correct.
En route vers la
rue Sainte-Catherine pour prendre l'autobus, Laurette maugréa contre le mauvais
état des trottoirs pour tenter de tirer son mari du silence dans lequel il
semblait décidé à se cantonner.
— Ça a pas
d'allure des trottoirs aussi mal nettoyés, se plaignit-elle. Des affaires pour
se casser une jambe.
Gérard ne dit
rien, se contentant de marcher à ses côtés, le visage fermé.
— Bonyeu, change
d'air! finit-elle par s'impatienter.
Tu t'en vas pas à
un enterrement. Tu t'en vas voir ta fille.
A leur arrivée à
l'appartement que Carole partageait avec Marthe Paradis, elle sonna à la porte
et monta l'escalier
470
devant lui sans
se préoccuper de savoir s'il la suivait ou pas.
Marthe vint
ouvrir et les découvrit avec étonnement sur leur palier.
— Carole!
cria-t-elle à sa compagne après leur avoir souhaité un joyeux Noël. Viens voir,
t'as de la visite.
Gêné, Gérard ne
savait pas trop quelle attitude prendre dans la circonstance. Il venait à peine
de tendre son manteau à Marthe Paradis quand sa fille apparut à la porte de sa
chambre. Il sembla d'abord hésiter sur le comportement à adopter devant la
jeune femme aux traits tirés, dotée d'un gros ventre qu'elle paraissait pousser
difficilement devant elle.
Carole s'arrêta
soudain quand elle reconnut son père, n'osant pas faire un pas de plus, comme
si elle avait craint de le faire fuir en s'approchant.
— On est venus te
souhaiter un joyeux Noël avant d'aller souper chez ton oncle Armand, lui dit sa
mère en s'approchant d'elle pour l'embrasser.
— Joyeux Noël,
m'man, dit Carole sans trop d'entrain.
— Ton père a tenu
à ce qu'on t'apporte aujourd'hui ton cadeau de Noël, ajouta Laurette en la
poussant légèrement vers Gérard.
— Joyeux Noël,
p'pa, fit Carole en l'embrassant sur une joue.
— Joyeux Noël,
lui dit son père en lui tendant le paquet que sa femme lui avait remis en
quittant la maison.
La glace était
brisée. Marthe, d'abord mal à l'aise d'avoir à assister à ces retrouvailles,
reprit de l'assurance et invita les visiteurs à passer au salon avant de
s'éclipser.
Dans le salon,
Gérard parla peu. Il écouta surtout sa femme et sa fille discuter des mesures
prises lorsque l'heure de la délivrance allait sonner.
— Gilles est venu
nous voir avec Florence, hier après-
midi, dit la
future mère. Il m'a offert de lui téléphoner à
47Ï n'importe
quelle heure quand les contractions commenceraient.
Il va m'amener à
l'hôpital. Il a dit qu'il serait presque tout le temps à la maison durant les
vacances des fêtes.
— C'est pas mal
fin de sa part, reconnut sa mère.
— Pierre et Richard
m'ont offert la même chose, se crut obligée de mentionner Carole.
— Je te
l'offrirais ben, moi aussi, finit par lui dire son père d'une voix réticente,
mais mon char est dans la grande cour et j'ai pas pu le faire marcher depuis un
mois.
— Merci, p'pa.
Au moment du
départ, une heure plus tard, Laurette songea à prévenir Marthe qui venait
d'apparaître à la porte du
Weitere Kostenlose Bücher