La fuite du temps
Laurette jeta un coup d'oeil par la fenêtre.
Gérard avait stationné sa
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Chevrolet de
l'autre côté de la clôture et il s'affairait à la laver.
— Tu vas faire ça
toute la journée demain au garage de Rosaire, lui cria-t-elle par la fenêtre.
Tu pourrais peut-être te reposer à soir.
Son mari ne se
donna même pas la peine de lui répondre et poursuivit son travail en
sifflotant.
— Une autre
soirée intéressante! dit-elle à mi-voix.
La mère de
famille se retrouvait dans une maison presque vide. Gilles était parti visiter
avec Florence leur futur appartement situé rue Des Érables, près de la rue
Mont-Royal, dans l'intention de prendre des mesures pour les rideaux.
Le jeune couple
aurait la chance d'habiter dans un logis fraîchement repeint par un
propriétaire particulièrement minutieux. Jean-Louis ne reviendrait de la banque
que vers huit heures trente. Avec Carole qui dormait, il ne lui resterait pour
compagnie que Gérard qui, dès la fin du lavage de sa voiture, se plongerait
dans La Presse pour lire tout ce qui concernait l'élection qui allait se tenir
la semaine suivante.
Laurette prit sa
vieille chaise berçante pliante et alla la déposer sur le trottoir, devant la
porte d'entrée. Elle rentra pour venir se verser un grand verre de Coke et
prendre son étui à cigarettes. Elle en alluma une et s'assit lourdement dans sa
chaise tout en regardant la demi-douzaine d'adolescents rassemblés devant le
dépanneur, au coin de la rue.
Ces derniers,
cigarette au bec, chahutaient des filles qui avaient pris place sur les
dernières marches de l'escalier situé près de la porte du commerce.
L'obscurité
tombait doucement sur le quartier quand la mère de famille aperçut Jean-Louis,
cravaté et cintré dans son veston bleu marine, traversant la rue Archambault en
diagonale en direction de la porte d'entrée de l'appartement.
Laurette sentit
tout de suite un changement dans le comportement des adolescents toujours
rassemblés près
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du dépanneur. La
conversation s'arrêta et les têtes se tournèrent vers le caissier de la Banque
d'Épargne. Il y eut des commentaires à peine chuchotes et des rires mal
réprimés.
Elle jeta un
regard furieux vers les jeunes et se retint de ne pas les prendre à partie à la
vue de son fils qui ne semblait même pas s'apercevoir qu'il était l'objet de
l'attention moqueuse des adolescents.
— Rentre ma
chaise, ordonna-t-elle à son fils en se levant péniblement de sa chaise
berçante.
Jean-Louis replia
la chaise et la précéda dans la maison.
Laurette referma
la porte derrière lui après avoir jeté un coup d'oeil aux jeunes. Ces derniers
avaient déjà repris leur charivari habituel. Son fils avait déposé la chaise
contre le mur du couloir avant de pénétrer dans sa chambre.
— Est-ce que tu
viens regarder la télévision? lui demanda sa mère.
— Non. J'ai pas
le temps à soir, m'man. Je me mets
en pyjama et je
prépare mes affaires pour changer de chambre demain.
Le premier jour
de chaque mois, les deux frères échangeaient leur chambre de manière à ce que
chacun puisse profiter de la pièce dotée d'une fenêtre donnant sur la rue
Emmett. Ce soir-là, Jean-Louis se préparait à emménager dans la chambre située
au fond, beaucoup moins aérée et agréable que celle qu'il s'apprêtait à
quitter.
— Pendant que j'y
pense, fit sa mère en s'immobilisant au milieu du couloir au moment où il
s'apprêtait à fermer la porte de sa chambre, Gilles te fait dire qu'il a pas
mal d'ouvrage avec son appartement et que tu peux garder la chambre d'en-avant
pour le mois de juin. Il dit qu'il aura pas le temps de vider ses tiroirs.
— Si ça fait son
affaire, se contenta de dire Jean-Louis qui dissimulait mal la joie que lui
causait ce changement de programme.
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Quelques minutes
plus tard, le jeune homme vint dans la cuisine éclairée uniquement par une
petite lampe placée sur le téléviseur. Ses parents regardaient une émission de
variétés. Il prit une boisson gazeuse dans le réfrigérateur au moment même où
prenait fin un sketch interprété par Rose Ouellette et Juliette Pétry. La porte
d'entrée s'ouvrit et Gilles apparut en compagnie de sa fiancée.
— Bonsoir, madame
Morin. Bonsoir, monsieur Morin.
Bonsoir,
Jean-Louis, salua l’institutrice.
Les personnes
présentes dans la pièce la saluèrent à leur tour.
— Ferme
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