La gigue du pendu
peine, elle venait à moi, et je me réfugiais entre ses bras sombres.
Ce soir-là, elle devait soigner quelqu’un d’autre, car elle ne s’est pas montrée, et au terme d’une nuit blanche je me suis levé dès l’aurore pour parcourir les petites annonces. J’ai trouvé un boucher qui voulait se débarrasser pour un prix modeste d’une jument et d’une charrette, mais quand j’ai découvert la boutique, jeté un coup d’œil dans la cour, à travers la palissade, et vu la marchandise – une vieille carne en triste état et une charrette avec plus de trous qu’un filet de pêcheur dans l’estuaire de la Tamise –, je suis reparti sans demander mon reste.
Je ne me faisais pas remarquer, j’étais terrifié chaque fois que j’entendais frapper à la porte de Mrs Twentyfold, je sortais furtivement pour aller chercher à manger, je passais mes journées à errer par les rues, et mes nuits allongé dans mon lit, l’œil grand ouvert. De plus, la patte de Brutus était plus atteinte que je ne l’avais cru au premier abord, et le pauvre se traînait en boitant avec peine à mon côté, attendant la guérison.
J’étais prisonnier du Grand Méchant.
Par un matin maussade et glacial, Brutus, Néron et moi sommes allés prendre notre petit déjeuner de survie chez Garraway , du thé et du pain beurré. Je n’avais vu ni Trim ni Will depuis l’incident chez Tipney, mais ils étaient au courant. Trim m’avait fait parvenir un message en me demandant comment on pouvait m’aider, et Will était passé plusieurs fois chez moi alors que j’étais sorti. Notre quartier est assez restreint mais ne se limite pas au Pavilion et à l’Aquarium, où tout le monde est au courant de ce qui arrive aux autres. Ce territoire, dont je ne saurais tracer les frontières, où se mêlent un ou deux repaires de voleurs, un théâtre, trois ou quatre établissements du genre de celui de Tipney, une bonne douzaine de tavernes, sans oublier les églises cachées dans les coins, et qui compte plus de religions et de nationalités différentes que Botany Bay, oui, cette communauté est aussi soudée que celle de n’importe quel village. Les visages et les voix y sont aussi familiers que la moindre ruelle ou venelle. Peut-être que nous ignorons nos noms respectifs, mais nous nous reconnaissons, et c’est l’essentiel.
Je suis à la limite de cette communauté. De par ma profession. De par mes dispositions. Mes choix. J’aime la société, pas la familiarité, c’est pour cette raison que j’habite Portland Road. Et même si je regrettais d’avoir manqué mes amis, que je m’interrogeais sur ce qu’était devenu Barney – et je me faisais du souci pour lui –, je voulais plus que tout ficher le camp d’ici.
Ce matin-là, je me suis offert une autre tasse de thé ainsi qu’une tartine, puis j’ai rapproché ma chaise du feu (le charbon est ce que je sacrifie le plus volontiers). Noël approchait et les journaux regorgeaient d’articles sur les « nouveautés de Noël » présentées au théâtre, que d’ordinaire j’aurais lu avec plaisir en anticipant les bons moments. Cette fois, je les évitais, et je n’avais même pas répondu aux lettres de Mr Carrier, qui demandait de mes nouvelles. Il m’assurait que je n’avais pas à m’inquiéter pour ma place, qu’il avait confiance en mes capacités et celles de mes chiens, que je n’avais pas besoin de me présenter au Pavilion avant les dernières répétitions, que lui et le reste de la troupe seraient heureux de me revoir ; pourtant j’avais gardé le silence, ne voulant pas laisser deviner à quiconque mon intention de partir. C’est pour cette même raison que je ne voulais pas lire les noms de mes amis inscrits dans les « nouveautés de Noël », sachant combien ils seraient déçus lorsqu’ils s’apercevraient que j’étais introuvable. Aussi, chaque matin, je me consacrais à la lecture des petites annonces classées. Ce jour-là, j’ai repéré deux offres de cheval et de charrette. J’ai mémorisé les adresses, et je m’apprêtais à partir voir de quoi il retournait, quand mon œil s’est arrêté sur un paragraphe intitulé « Royal Crown Theatre et galerie de cires », à la page des faits divers.
C ABARET ET THÉÂTRE À DEUX SOUS :
UNE MAUVAISE INFLUENCE SUR LA JEUNESSE
Onze personnes, hommes et femmes, dont quatre enfants et un Nègre, ont été présentées devant Mr Brunswick-Hill, accusés de représentation
Weitere Kostenlose Bücher