La grande guerre chimique : 1914-1918
Plus que dans le
caractère interdisciplinaire du sujet, c’est dans ce facteur qu’il faut
rechercher les causes de l’apparent désintérêt des historiens pour ces
questions. Pour toutes ces raisons, il est difficile d’évaluer l’impact
militaire réel des gaz au cours du conflit. Aujourd’hui les passions sont
éteintes et les archives enfin accessibles aux historiens. Il semble donc
possible de jeter un regard plus serein sur cette épisode tragique de la
Première Guerre mondiale.
La nature même de ce type d’arme la rend rétive à une
analyse tactique froide et rationnelle. Aujourd’hui encore, les plus fins
analystes ont beaucoup de mal à cerner la réalité militaire de l’arme chimique,
à tel point que l’on entend souvent dans la bouche d’éminents experts des
expressions aussi absurdes que celle invitant à considérer l’arme chimique
comme « la bombe atomique du pauvre », expression par ailleurs
stigmatisée par le désormais fameux article du P r Meselson [19] .
Ainsi, la difficulté à cerner l’essence polémologique de l’arme chimique
soulève la question de l’interprétation qu’il convient de donner à son
apparition soudaine sur le champ de bataille de la Grande Guerre. La plupart
des historiens militaires ont estimé que l’apparition de l’arme chimique s’était
inscrite dans une mutation plus générale caractéristique de l’évolution du
phénomène guerrier au cours du XX e siècle. On présente en effet
invariablement l’arme chimique comme le signe le plus marquant de la
totalisation de la guerre, c’est-à-dire la transformation des conflits armés de
la guerre de conquête vers la guerre d’anéantissement [20] . À l’évidence, l’apparition
des armes chimiques ne peut être considérée comme une simple innovation
technique. Peut-on pour autant en conclure que son apparition sur le champ de
bataille marque l’avènement de la guerre totale ? Les armes chimiques
furent-elles les premières armes conçues non pas pour conquérir le territoire
ennemi mais pour anéantir physiquement l’adversaire ? Si tel était le cas,
il conviendrait alors de réviser quelque peu nos certitudes et en particulier
la date de l’avènement de la guerre totale, qu’il est d’usage de fixer à la
bataille de Verdun. En effet, l’arme chimique apparaît sur le champ de bataille
dix mois avant le début du carnage de 1916. Pour statuer, il faudra mettre à
jour les conditions précises qui ont présidé à l’apparition de cette arme sur
le champ de bataille. Pourquoi fut-elle employée à ce moment précis de la
guerre ? Quels objectifs étaient poursuivis par ses initiateurs ?
Quelle fut l’attitude des états-majors à l’égard de cette arme jusqu’alors
unanimement condamnée par le droit coutumier de la guerre ? Des
éventuelles réponses qu’il sera possible d’apporter à ces interrogations dépend
largement l’interprétation historique et polémologique qu’il conviendra de
donner au développement des hostilités chimiques.
La Première Guerre mondiale fut le premier conflit dans
lequel la science et la technique jouèrent un rôle aussi déterminant. Certes,
les innovations militaires avaient déjà depuis des siècles influé sur l’issue
des conflits mais dans le cas de la Grande Guerre, ces innovations furent,
pendant la durée même des hostilités, l’un des enjeux majeurs de la guerre. De
fait, la guerre chimique consacre la « technicisation » et l’industrialisation
de la guerre. Loin du front, le conflit chimique fut également une guerre
scientifique et industrielle impitoyable. Une guerre menée sur le carreau des
laboratoires par des chimistes qui devaient, au jour le jour, non seulement
garantir la protection des fantassins contre toute innovation de l’ennemi mais
également assurer la mise au point éminemment complexe de ce que furent sans
doute les premiers « systèmes d’armes » [21] de l’histoire
militaire. En l’absence d’expérience préalable des belligérants dans cette
forme de guerre, nous tenterons ainsi d’évaluer le poids des facteurs
organisationnels et personnels sur l’évolution des hostilités chimiques. Les
difficultés rencontrées par les scientifiques étaient naturellement d’ordre
technique, dans la mesure où le mode d’action et la dissémination des agents
chimiques constituaient une complète nouveauté pour les ingénieurs mais elles
étaient également d’ordre
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